Sans titre

À partir d'un fait divers, réflexion sur l'inégalité de la justice, en faveur du policier. Évoque une anecdote judiciaire de 1835.
Deux garçons de 15 et 16 ans participent, le 15 mai 1971, à une manifestation rue Mademoiselle, à Paris. Lorsqu'ils veulent passer le barrage de police pour rentrer chez eux, un policier dit à l'un, Marc Allouche : « Je te reconnais, tu nous a insultés. Mets-toi à genoux et demande pardon. » L'adolescent obéit. Et reçoit un coup de matraque sur la tête. Son camarade, Philippe Thibois, reçoit une gifle. Il est blessé, lui aussi, à la tête.
Procès. L'affaire vient à l'audience de la 16e Chambre correctionnelle le 21 janvier 1974. Et là, devant la façon dont le président et le substitut du procureur s'adressent aux jeunes plaignants, devant leurs égards pour les policiers poursuivis, les chroniqueurs judiciaires, écœurés, s'écrient : « Justice de classe ! Justice bourgeoise ! »
Non. Non, la justice bourgeoise — dont il y aurait fort à dire — ce n'est pas cela du tout. En veut-on la preuve ? Elle est dans « La Gazette des tribunaux », rendant compte, par exemple, d'une audience correctionnelle du 29 août 1835.
1835, c'est l'apogée de l'ordre bourgeois. Louis-Philippe est roi ; Guizot, ministre.
Or, devant la 6e Chambre correctionnelle de Paris, comparaît un jeune étudiant en droit, prévenu de rébellion et d'outrages à des agents de la force publique dans l'exercice de leurs fonctions.
Interrogé, l'étudiant explique que, pendant un défilé, un garde à cheval l'a refoulé brutalement du trottoir où il se trouvait. Il s'est rebellé. Alors, il a été saisi à la gorge par un sergent de ville qui l'a apostrophé en ces termes : « En voilà un de ces gueux de républicains. Ah ! tu résistes à l'autorité ! Au poste ! F... polisson ! »
M. le Président au sergent de ville : « Est-il vrai que vous avez tutoyé ce jeune homme ? »
Le sergent de ville : « Oui, monsieur. »
M. le Président, sévèrement : « Et qui vous en avait donné le droit ? »
Le sergent de ville : « Mais je ne l'ai tutoyé qu'après qu'il m'a appelé canaille ! »
M. le Président : « En ce cas, vous deviez dresser un procès-verbal ; mais vous ne deviez pas tutoyer une personne que vous arrêtiez. Ce tutoiement peut se regarder comme une injure. »
L'affaire se passe, rappelons-le, en août 1835. Le représentant de l'autorité est admonesté alors que Paris est obsédé par les émeutes et que Louis-Philippe, sans cesse menacé dans sa vie, a failli périr, deux mois plus tôt, dans l'attentat monté par Fieschi.
Où l'on voit qu'il ne faut pas parler à la légère de « justice bourgeoise ». Plût au prince qui nous gouverne que les magistrats de 1974 obéissent aux mêmes principes — et n'obéissent qu'à des principes — quand ils ont à dire le droit du policier, et le droit de l'étudiant.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express