Séguin-la-haine

Ils sont drôles, ces hommes politiques qui ont tout raté quand ils avaient le pouvoir, et qui la ramènent...
Laurent Fabius a changé. Il n'a pas vieilli, mais il a l'air d'un homme qui, dans un accident grave, a frôlé la mort. Toujours premier en tout et partout, ce qui n'allait pas sans arrogance, il semble avoir intégré une notion nouvelle dans son ordinateur : la précarité. Tout lui a glissé des mains en même temps, le pouvoir, son image publique, les amitiés si promptes à s'évanouir dans l'adversité et surtout, surtout l'avenir. Laurent Fabius avait un passé, il n'avait plus d'avenir. Peut-être même s'est-il demandé à quoi donc servait l'intelligence. On pensait un peu à tout cela en le regardant chez Claire Chazal. Elle demande : «Comment faut-il vous appeler : monsieur le Ministre ou monsieur le Premier Ministre?» Il resta silencieux un instant puis murmura, doucement : «Je ne sais pas?» Une phrase nouvelle dans le vocabulaire de Laurent Fabius. Philippe Séguin n'a pas changé. Remonté comme un traquet, il a dressé sur la Une un tableau apocalyptique de la France dévastée par Attila-Jospin. On peut résumer sa pensée d'un mot : Jospin a tout faux. Même la baisse du chômage? On fait mieux ailleurs. Même la croissance? Elle est plus forte ailleurs. Les 35 heures? il n'y a pas une entreprise où ça fonctionne. Le remaniement? Fabius est nul, il ne fera rien, Lang non plus, d'ailleurs, il fallait garder Allègre au lieu de céder à la rue. Si ce n'est pas de la haine que suait Séguin, c'était bien imité. Ils sont drôles, ces hommes politiques qui ont tout raté quand ils avaient le pouvoir, et qui ensuite la ramènent. A propos de Paris, Séguin ne fait pas trop le fier. Les deux camps sont à 50/50. Ce n'est pas encore gagné. On en connaît que sa véhémence aura en tout cas gagné à ses adversaires. Le boursicoteur a changé. Tels que «Capital» nous les a présentés parmi «les nouveaux riches» français, ce ne sont plus des quinquagénaires prudents mais un jeune homme, une jeune femme ensorcelés par internet, jouant tous les jours des sommes non négligeables qui font beaucoup de petits. Le nez sur leur ordinateur, ils sont littéralement drogués. Drogués moins par le gain que par l'excitation du jeu. Le plus malin vient de s'acheter une Ferrari. Il fait du prosélytisme auprès de sa marchande de fromages. Elle joue aussi. A noter : Ferrari n'arrive pas à honorer ses commandes tant la firme est sollicitée. Bénéficient de ce tourbillon d'argent les boîtes de nuit que ces jeunes gens ne pouvaient pas se payer, la haute couture bien que ses prix soient dissuasifs. Mais il y a 200 femmes dans le monde, la moitié étrangères, qui les fréquentent plus ou moins régulièrement. Un très bon reportage tourné chez Emmanuel Ungaro montrait l'envers des cartes, l'angoisse des vendeuses auxquelles échappe une cliente capricieuse. Enfin, on n'appartient pas au clan des riches, aujourd'hui, si l'on ne possède pas son avion privé. François Pinault et Jean-Luc Lagardère ne sauraient circuler autrement. Mais, eux, on les connaît, ils font en quelque sorte partie du décor. Le syndrome de l'avion privé s'étend bien au-delà de nos milliardaires familiers. Il s'en vend à la douzaine, parfois en copropriété, comme le pauvre Gérard Bourgoin, embêté avec ses poulets, et Gérard Depardieu. L'avion privé est tout à fait insuffisant, en tout cas, pour épater ses semblables. Bien y penser avant de le commander. Au moment où l'on discute des dispositions nouvelles qui devraient accompagner la garde à vue, il n'était pas mauvais de diffuser «Présumés coupables», histoires réunies par Mireille Dumas. Là, deux hommes interrogés pendant une garde à vue, incarcérés, puis reconnus innocents, ont dit comment ils avaient été battus, frappés à la tête. Ainsi, voici un jeune homme, fils de gendarme, connu de tous, accusé du viol de deux fillettes parce que l'une dit l'avoir reconnu. Prison. Il faudra six mois pour qu'il soit soumis au test ADN, qui l'innocente. Mais les gens ne savent pas ce que c'est, l'ADN. Ils se méfient de ce truc-là. Le garçon a perdu son emploi. Il n'ose plus se montrer. Voilà Omar Haddad, le jardinier marocain accusé d'assassinat, condamné, gracié après quelques années de prison, Omar qui réclame une révision de son procès pour qu'on lui rende son honneur. Enumérées par un expert, les lacunes et les extravagances de l'instruction laissent stupéfait. Voici encore le gérant de polycliniques marseillais, accusé sur dénonciation d'avoir fait assassiner un concurrent. Deux ans et demi de prison jusqu'à ce qu'on l'acquitte. Bon. Tous les malfaiteurs qui sont sous les verrous ne sont pas d'attendrissantes victimes de juges d'instruction pervers. Simplement, il paraît clair que tous les citoyens peuvent l'être demain, sur une dénonciation. F. G.

Jeudi, avril 6, 2000
Le Nouvel Observateur