La lutte contre le nazisme n'était pas son combat. Son véritable ennemi, c'était la bourgeoisie française
Violence : le plan Allègre est insuffisant. Qui n'a pas entendu ou lu cela ces jours-ci? C'est probablement vrai si l'on entend par là qu'il ne protégera pas tous les lieux d'étude contre tous les actes de violence. Mais quel plan le fera? Si les mâles du monde entier ont le culte du foot et du rugby, c'est qu'il agit, pour beaucoup, comme un substitut à la guerre dont nous sommes privés, si j'ose dire, depuis plus de cinquante ans. Plus de guerre, plus de menace, plus de service militaire, où est-on un homme? Où sont les héros, ô Zidane? Et où vous propose-t-on ces valeurs de foi, de loyauté, de courage, ce sentiment si fort d'appartenance que donne la lutte contre un adversaire commun? Vieilleries peut-être, mais il se pourrait, écrit le diplomate anglais Robert Cooper, que la paix détruise des sociétés («le Débat»). Cela vaut mieux sans aucun doute que de détruire des gens par la guerre, comme l'humanité en a la funeste habitude. Mais il faut vivre avec cette nouveauté, la paix en Europe. Et inventer des moyens d'éducation en conséquence. L'environnement de la télévision n'y aide pas malgré l'effort de signalisation qui a été fait. Elle reste un élément banalisateur de brutalité, voire d'assassinat dans le règlement des conflits humains. Ainsi, comment a-t-on pu, sur FR3, diffuser «Dobermann»? Navrant. Stimulant, ardent, refusant de baisser les bras, Bernard Kouchner est venu, au «Grand Jury», parler de son boulot. Ça va beaucoup mieux. Il n'y a plus «que trois à six meurtres par semaine», en particulier parmi les Serbes. Mais 6000 Albanais ont disparu, dont on cherche en vain la trace, il y a encore 300 charniers à creuser. Tant qu'ils ne seront pas retrouvés, morts ou vivants dans les prisons, les familles seront intraitables. 120000 maisons ont été détruites par les Serbes. Les rapports sont encore à vif. Tout est dur, dur, dur, y compris le climat, moins 27° et pas de lumière ni de chauffage pendant quinze jours. B. K. fonde beaucoup d'espoir sur une réunion entre «adversaires» dans quelques jours, et recense ce qui a réussi. La démilitarisation par exemple. Il y a beaucoup de progrès. La haine, c'était la même chose au Liban. Il faut du temps, du temps, du temps. Pas envie de laisser tomber? «Laisser tomber, ce n'est pas ce que je fais dans ma vie.» Comme toujours, envers et contre tout, Bernard Kouchner est tonique. Bernard-Henri Lévy est amoureux de Sartre. C'est sympathique, et son gros ouvrage affectueux est écrit avec une superbe habileté à faire comprendre la trajectoire intellectuelle de celui qui restera l'étoile du siècle. Sartre se dégageant de Gide, puis de Bergson, se cognant à Heidegger, tuant la littérature à bout portant avec «les Mots», s'engouffrant dans le judaïsme, on suit, on comprend, on se sent un peu détective, c'est passionnant. Là où je bute, c'est sur la longanimité de BHL à l'égard de Sartre insultant Camus et Merleau-Ponty ? de quel droit? Du haut de quelle suffisance? De quelle vertu incarnée? Ce fut tout simplement odieux, sur le fond et dans la forme. Le terrorisme intellectuel qu'il exerça avec son clan sur toute une génération est probablement inséparable du pouvoir. Celui-ci, le pouvoir sur les esprits, lui était venu sans qu'il le cherche vraiment. Mais il en a usé, il n'admettait pas qu'on lui résiste. Il était d'ailleurs assez irrésistible. Il a laissé derrière lui un champ de gens abusés et cassés. Et puis il y a l'Occupation. Pourquoi lui reprocherait-on de n'avoir pas été un héros? dit BHL. En effet. Aussi bien, on ne lui reproche rien de tel. Simplement, pour ne parler que des écrivains, il y a eu Vercors, il y a eu Jean Cayrol, il y a eu Jean Paulhan, et même si Malraux prit son temps? Pourquoi ne pas reconnaître que Sartre n'a, au fond, jamais éprouvé la nécessité de combattre le nazisme et qu'il s'est promptement découragé? Ce n'est pas scandaleux. D'ailleurs il était courageux. Mais ce n'était pas son combat. Peut-être faut-il avoir vécu cette période pour apprécier ce qu'il y a de déconcertant dans cette indifférence, de la part d'un homme qui, plus tard, ne fut qu'un perpétuel engagement quand il eut ciblé son véritable ennemi : la bourgeoisie française. Que crève la bête! Au demeurant, il était charmant, Sartre. Et le livre de BHL est fort parce qu'il remet toute l'œuvre littéraire et philosophique en perspective. Seul à avoir fréquenté le petit homme parmi les participants trop nombreux à «Bouillon de culture», Michel-Antoine Burnier («l'Adieu à Sartre») en parle avec un humour triste. Jean Baudrillard en récital sur «Droit d'auteurs»: impénétrable à un esprit moyen pourtant bien disposé. Appris seulement que «la transcendance est un objet perdu.» Certes. Haider en Autriche : alors, on recommence? F. G.
Jeudi, février 3, 2000
Le Nouvel Observateur