Recette pour l'hiver

S'interroge sur le regard porté sur l'ambition. Analyse le processus de développement de l'ambition chez un individu. Plaide pour redonner une image positive de l'ambition.
Eh bien, voilà ! Tout a recommencé. Le bureau, le magasin, l'usine, la faculté, l'école. Et le tunnel de l'hiver semble toujours le plus rude.
Eteints les lampions de Noël qui escamotent décembre, il reste « le manteau de froidure et de pluie » que chacun sent sur ses épaules, les uns plus que les autres, peut-être, quand ils sont enfants du soleil. Mais tout le monde en éprouve le poids.
C'est le moment de l'année où, à l'heure où le réveil sonne, on pense que l'on voudrait être riche. Et, comme disait D.H. Lawrence, « quand je me réveille le matin avec l'envie d'être riche, je sais que mon tonus vital est en baisse ».
Comment échapper à cette baisse de tension qui naît de l'hiver ? Les riches eux-mêmes, qui sont malins, ont inventé depuis longtemps d'aller chercher le printemps là où il se trouve. En ce moment au Kenya, à la Guadeloupe, aux Bermudes... Mais il y a très peu de riches, c'est-à-dire de gens qui ont à la fois la libre disposition de leur temps et l'argent nécessaire pour voyager au loin.
De surcroît, quand ils réunissent ces deux conditions, ils ne sont plus jeunes et donneraient tout ce qu'ils possèdent pour se retrouver, à vingt ans, dans une soupente humide.
A l'usage des autres, il y a les vitamines, et surtout la plus efficace de toutes, l'ambition.
Julien Sorel, « ivre d'ambition et non pas de vanité », tel que des millions de téléspectateurs l'auront
découvert, lundi dernier, sous les traits admirables de Gérard Philipe, n'est pas affecté par les fluctuations météorologiques. Il y a une certaine façon de ne penser qu'à soi qui vous épargne d'avoir à y penser. De même qu'une rage de dents chasse l'ennui d'avoir perdu sa montre, une rage d'ambition vaccine contre la fatigue de l'hiver. Parfois même contre la grippe, si celle-ci entrave vos desseins.
Comment contracter cette rage-là ? L'inoculation s'opère généralement dans l'enfance. Il est rarissime que le virus vous atteigne au-delà de la majorité.
Les premiers symptômes sont les accès de désespoir : « Je ne vaux rien, je n'arriverai à rien, pourquoi suis-je moi ?» et autres exclamations de même nature, qui s'accompagnent parfois de manifestations somatiques.
Sur les terrains favorables, le virus produit les premiers de la classe — ou les seconds, quand il y a, dans la classe, l'un de ces personnages nonchalants et surdoués qui ont, tout simplement, la grâce.
Ensuite, les dents se mettent à pousser. Elles deviennent longues et aiguës. On ne les voit pas, mais parfois on les entend claquer comme les mâchoires de crocodile.
Quand un jeune homme fait ce bruit, il faut, à tout hasard, lui prendre un autographe, pour l'avenir, et se garder de traîner dans les parages, à moins d'aimer à être croqué. Car l'ambitieux est impitoyable à ce qui entrave sa passion.
Même ses plaisirs deviennent de précaution.
Stendhal, parlant de lui, confessait : « J'ai honte de le dire... Je pensais à épouser ma vieille voisine pour avoir pour moi le crédit de ses frères. Je me sentais capable des plus grands crimes et des plus grandes infamies. Rien ne me coûtait plus, ma passion me dévorait, elle me fouettait en avant, je périssais de rage de ne rien faire à l'heure même pour mon avancement. »
Curieusement, l'ambitieux a aujourd'hui mauvaise réputation. Hé quoi ! voudrait-on que la jeunesse d'un pays tout entier ne songe plus qu'à la retraite des cadres ? C'est tout le contraire que l'on souhaiterait. Que le plus humble puisse, lui aussi, nourrir de l'ambition et ne se cogne pas contre les barreaux de la société. Mais ce n'est pas encore le cas, en France du moins. Au mieux, les uns ou les autres se glissent à travers ces barreaux, se retrouvent, tout pétris de respect, à l'intérieur de la cage, et c'est tout juste s'ils ne disent pas merci à ceux qui n'ont pas pu les empêcher d'entrer. De l'ambition, cela ? Devenir une pièce rapportée dans l'édifice de la bourgeoisie, et y incruster ses enfants pour qu'ils y contractent le mélange adéquat de suffisance et de sécurité qui fait les bons sujets des grandes écoles ? C'est une conduite du XIXe siècle dans ce qui demeure d'une société du XIXe siècle. Et qui, d'ailleurs, tient bon. Chacun est libre de s'y conformer.
Mais si c'est à cela que les Julien Sorel de notre époque s'emploient, alors on a raison de les tenir pour de petits messieurs et de se moquer de ces résidences « grand standing », de ces accessoires destinés « à l'élite » dont s'orne leur promotion dans l'ordre social.
L'ambition, la vraie, c'est autre chose, qui tient en quelques mots : laisser son empreinte sur son temps, c'est-à-dire le changer.
Chaque génération ne produit qu'une infime poignée d'hommes en situation d'y parvenir, et encore moins de femmes. Elles y viendront peut-être. C'est encore tôt.
Mais peu importe l'arrivée. C'est le chemin qui compte. Il est grand temps de réhabiliter l'ardeur à conquérir, dont nous ne sommes que trop dépourvus. Si « l'ambition dont on n'a pas la compétence est un crime », en tout cas un malheur, l'absence d'ambition est la plus négative des vertus.
Il faut apprendre aux enfants que Marie Curie était ambitieuse, que Lénine était ambitieux, que Camus était ambitieux, que Guevara était ambitieux. Et qu'il n'y a pas un pape qui soit monté sur le trône de saint Pierre sans en avoir fortement l'ambition.
C'est l'objectif qui fait toute la différence. Ce n'est pas le mécanisme.
Voilà donc une recette qui en vaut une autre pour traverser le tunnel de l'hiver : se fixer un objectif, précis, inscrit dans une stratégie plus large, et n'en pas démordre. Il n'est interdit à personne de choisir selon ses moyens, et non à partir de modèles trop éclatants, ce qu'il voudrait avoir fait ou au moins entrepris avant que l'année s'achève. Il n'est pas interdit non plus à ceux qui nous gouvernent de donner, collectivement, d'autres perspectives que le chômage à tant de jeunes gens qui entreront, cette année, dans la vie active.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express