Qu'ont-ils fait?

Met en lumière la manipulation politique sous-jacente dans l'inculpation de jeunes gens appartenant au mouvement de la Gauche prolétarienne, mouvement dissous, pour de menus délits. Met en exergue les conséquences négatives de ces emprisonnements.
QU'ONT-ILS FAIT ?

FRANÇOISE GIROUD

Le public est rare. Quelques mères douloureuses, quelques curieux. C'est dans l'indifférence que la Cour de sûreté de l'Etat débite, en ce moment, à chacune de ses audiences, des peines de prison de toutes longueurs.
Les prévenus sont, pour la plupart, étudiants. Mais il y a, parmi eux, un fils de mineur, une ouvrière du textile, une secrétaire, un manœuvre. Sans doute cherchent-ils la condamnation plus qu'ils n'essaient de s'y soustraire, puisqu'ils déclarent avec application récuser « la justice bourgeoise », et que leurs avocats ne plaident plus.
Et les condamnations tombent dru.
Qu'ont-ils fait? C'est très simple. En mai dernier, M. Alain Geismar, qui ne se prend pas pour rien, prétendit mobiliser la population parisienne contre le procès intenté aux deux directeurs successifs de « La Cause du peuple », organe de la Gauche prolétarienne. Régulièrement saisi, ce journal diffusait une littérature fantasmatique, dont la brève analyse a déjà été faite ici.
Malgré les sollicitations de M. Geismar, « le peuple », comme il dit, ne crut pas devoir se déranger. En revanche, le ministre de l'Intérieur fut tout oreilles, obtint aussitôt du gouvernement, en application d'une loi de 1936, la dissolution de la Gauche prolétarienne, et mit la police aux trousses de M. Geismar.
Avant d'être arrêté, le 25 juin, celui-ci eut le temps de lancer, par bandes magnétiques interposées, quelques mots d'ordre tels que : « Pas de vacances pour les bourgeois... » et promit à tous « un été chaud ». Quand il tomba dans les filets de M. Marcellin, cela ne fit qu'un tout petit bruit. M. Geismar n'est pas un personnage charismatique ; il n'ensorcelle ni ne fascine. Pour ce que l'on en sait, on ne sanglota pas dans les groupuscules.
Ailleurs, on trouva généralement que c'était une bonne chose de faite. En préconisant, comme chacun avait cru l'entendre, la guerre civile, le leader de la Gauche prolétarienne ne pouvait évidemment pas s'attendre qu'on lui dise : « Mais comment donc ! Allons-y, faisons ça, ce sera très gai. »
Aussi bien n'est-ce pas le cas particulier de M. Geismar, détenu et non encore jugé, qui est troublant, bien qu'en droit il le soit peut-être. C'est ce qui a suivi la dissolution de la Gauche prolétarienne : une série d'arrestations, qui se poursuivent d'ailleurs, une série d'incarcérations et de jugements dont il faut bien voir que, s'ils étaient prononcés à Prague ou à Athènes, les Français en seraient abondamment informés et vraisemblablement choqués.
Prétexte de ces arrestations : un slogan peint sur un mur, la distribution ou la simple détention d'un tract ou d'un numéro de « La Cause du peuple ». Précisons que la publication de ce journal n'est pas interdite, que son directeur actuel n'est pas inculpé. C'est par le biais de la saisie, sans cesse renouvelée, que sa diffusion est empêchée, et qu'elle devient du même coup un acte politique à la portée de n'importe quel écervelé persuadé qu'il s'immole ainsi sur l'autel du prolétariat opprimé.
Motif des inculpations : maintien et reconstitution de mouvement dissous. Ainsi, ce n'est pas la liberté de la presse ou la liberté d'expression qui, officiellement, est entravée, ce que les Français n'apprécieraient guère, de quelque presse qu'il s'agisse. On leur donne, de ce côté-là, tout apaisement, et on leur dit, en somme : « Ces jeunes gens, vos fils, vos frères, vos élèves, voire leurs professeurs, ont besoin d'une leçon. En arrêtant ceux qui se dévoilent, nous leur administrons la fessée que vous n'avez pas su leur donner, et nous faisons peur aux autres. Grâce à quoi, en fait d'été chaud, il ne s'est rien passé de grave ces derniers mois. Nous sommes paternellement fermes. De quoi les braves gens se plaindraient-ils ? »
Ils ne se plaignent pas, c'est vrai. Au contraire. Mais savent-ils bien de quoi ils se font, ainsi, les complices ?
Les condamnations, sévères, sont le plus souvent assorties de la privation des droits civiques, civils et familiaux. Cela signifie, en particulier, qu'un jeune homme ou une jeune femme exclusivement coupable, rappelons-le, d'avoir distribué le journal non interdit d'un mouvement dissous, n'a plus le droit de voter, ne pourra plus occuper aucun poste dans la fonction publique ni recevoir aucun emploi dans l'administration. Il perd aussi son suffrage dans les délibérations de famille.
La prison, ce n'est pas tragique. Il y a assez de gens, dans ce pays, qui ont eu alternativement, depuis trente ans, l'occasion d'y séjourner parce qu'ils ne se trouvaient pas dans le sens qui convenait au moment convenable, pour savoir à quoi s'en tenir sur la condition du détenu. Ce n'est pas tragique, c'est seulement ignoble. Saleté et sadisme, règne du plus fort sur le plus faible, ah ! certes, c'est une école où l'on en apprend davantage sur la vie qu'à l'université.
Mais l'essentiel de ce que la détention enseigne au prisonnier, politique ou pas, ce n'est pas la sagesse : c'est la haine. Il faut bien s'appuyer sur quelque chose pour résister à la dégradation qu'inflige le système pénitentiaire.
Pour un garçon, pour une fille de véritable qualité que la prison hissera hors d'eux-mêmes, que la solitude conduira à maturité et dont l'état physique ne sera pas altéré, dix sortiront de cellule salement abîmés, et figés dans leur dégoût de la société. Au mieux, ce dégoût cessera d'être actif et englobera aussi ce à quoi ils ont cru. Ces révoltés deviendront des cyniques.
Voilà. Il ne s'agit pas de verser des larmes sur ces pauvres petits. Chaque génération a ses pauvres petits. Quelquefois, pour leur juste cause à eux, ces petits ont perdu la vie, ce qui est plus fâcheux que d'être nourri un temps de cette viande avariée qui constitue l'ordinaire des établissements pénitentiaires. Et puis, on ne peut pas jouer à la révolution et crier : « Pouce ! » quand ça fait mal. Le gauchiste douillet, c'est la Précieuse ridicule de notre époque.
Simplement, ces méthodes sont basses. La violence et l'indigence de la phraséologie gauchiste permettent de s'en laver les mains. Du moment qu'ils veulent mettre à mort tous les bourgeois, ce qui, en France, fait beaucoup de monde, il faut bien, n'est-ce pas, les empêcher de nuire. Mais sous cette phraséologie, et s'étendant bien au-delà des professionnels du groupuscule, il y a autre chose : une interpellation frémissante et salubre à ceux qui gouvernent, façonnent, dirigent notre société. Ne lui trouvera-t-on pas d'autre réponse que le ricanement satisfait du geôlier ?

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express