Edgar Faure à l'émission « Face à face »
Quel talent il a, M. Edgar Faure ! C'était joli, ce « Face à face », comme une exhibition de patinage artistique. Ce n'est pas que l'on s'y intéresse follement, au patinage. Mais qu'un champion vous tombe sous les yeux, et on se dit : « Tout de même... Il faut le faire ! »
Eh bien ! voilà. C'est fait. Et l'exercice de la vélocité intellectuelle sur terrain glissant n'est pas un spectacle si courant que l'on puisse être blasé.
Encore les téléspectateurs n'ont-ils pas vu M. Edgar Faure au plus éclatant de sa forme. Il peut aussi être fort drôle, quand il ne parle pas d'agriculture. Il le fut, c'est vrai, d'une certaine façon, en évoquant « la méthode collégiale de gouvernement » qui serait celle du général de Gaulle. Et il montra une émotion dont il n'est pas coutumier pour décrire la rude existence des hommes politiques.
Rappel spontané. Elle est rude, en effet, mais elle a ses ivresses, sans doute, puisque aucun d'eux ne se résigna jamais à y renoncer sans y être contraint et que M. Edgar Faure lui-même, professeur agrégé de droit et avocat prospère, s'étiole sitôt qu'il est éloigné du pouvoir.
Le plus étonnant, dans sa péroraison, fut le rappel spontané d'un passé que ses interlocuteurs avaient eu le tact d'oublier.
« Quand j'ai repris les Finances en 1953.. Quand j'ai pris l'initiative de la Conférence de Genève... Quand j'ai relancé l'Europe à la Conférence de Messine... j'avais raison. »
Quoi ! Pas une faute ? Pas une erreur ? Douze fois ministre, deux fois président du Conseil entre 1945 et 1958, et pas un faux pas à confesser ?
Non. Pas un. Une longue série de décisions heureuses, tout comme M. Guy Mollet.
C'est la deuxième fois en quelques mois qu'un homme représentatif de la IVe République ne voit que motifs à se féliciter. Encore une fois, bravo. Mais qui donc a cassé le vase de Soissons ?
M. Edgar Faure ne fut pas taquiné sur ce point, mais sur le déroulement parfois déconcertant de sa carrière.
Contracté pendant que Jean Farran lisait l'acte d'accusation, volubile mais obscur sur les problèmes spécifiques de son présent ministère, il fut superbe pour plaider son dossier personnel.
Autre numéro. Sa défense, si je l'ai bien comprise, pourrait se résumer ainsi : le métier d'un homme politique, c'est la gestion des affaires publiques. Pourquoi refuserait-il de l'exercer quand on l'y convie ?
Conciliant par nature, quoi d'étonnant à ce qu'il trouve des points d'accord aussi bien avec la droite de sa gauche qu'avec la gauche de sa droite ? L'un et l'autre ne se rejoignent-elles pas au centre, c'est-à-dire en lui ? On conçoit, dès lors, qu'il n'ait pas vocation d'opposant.
Compétent, il s'abstiendrait de mettre ses compétences au service de la République, sous prétexte qu'elle a changé de numéro ? Ce n'est pas l'idée qu'il se fait de la vie politique, « qui est opportuniste, qui ne peut pas être dogmatique ».
L'immoralité, c'est d'agir contre ses convictions. La conviction de M. Edgar Faure, c'est qu'il fut, qu'il est, et qu'il sera un bon ministre. Dès lors, il agit selon ses convictions en cherchant à être ministre et à le demeurer.
Eh bien ! cette défense-là, il fallait y penser. Formulée en termes excellents, à la faveur de questions courtoises à peine teintées d'ironie, elle était irréfutable. Et, d'ailleurs, qui a envie de réfuter M. Edgar Faure ? René Andrieu et Jean Ferniot mirent une égale bonne humeur à le laisser tracer son propre portrait.
Ah ! certes, M. Edgar Faure n'est pas Saint-Just. Mais n'est-ce point là, précisément, une partie de son charme ? Il ne nourrit pas plus de passion qu'il n'en provoque, pas plus de foi qu'il n'en communique, pas plus d'inquiétude qu'il n'en suscite. Qui aurait peur d'Edgar Faure ?
Le voilà remis en selle pour chevaucher les gouvernements de l'avenir comme il chevaucha ceux du passé. Sans les ressources du caractère, mais avec toutes celles de l'intelligence. Il a plaidé l'acquittement pour cause de conviction. Il l'a obtenu, au bénéfice du doute.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique