Qui a changé ?

Réflexions sur le rapport des français à l'argent
QUI A CHANGÉ ?

FRANÇOISE GIROUD

« Ne m'interrogez pas sur des problèmes techniques, disait la semaine dernière un haut fonctionnaire des Finances, accablé de questions sur la fuite des capitaux. C'est moi qui m'interroge : de quoi donc est faite la confiance ? Après qu'elle est perdue, il est facile d'énumérer les fautes commises. Mais en matière financière, quand la confiance disparaît, tout devient faute. Comment apprendre à la retenir ? Les psychosociologues devraient bien nous aider... »
Quand les spécialistes en sont à l'humilité, c'est qu'ils prennent soudain conscience de l'existence de ce personnage multiforme qui s'appelle le public, et dont ils vivent dangereusement coupés.
Le public, cette fois, ce n'est pas toute la France, mais ce n'est pas non plus une fraction aussi étroite de la population qu'on veut bien le dire, celle des purs spéculateurs qui ont échangé leurs francs contre des marks dans l'attente d'une réévaluation de la monnaie allemande.
Les choses ont été, semble-t-il, beaucoup plus loin. Jusqu'à l'épargnant inquiet, non pour sa « fortune », mais pour ses « économies », et cherchant, sans enfreindre la loi — ce à quoi il eût sans doute répugné — à les préserver d'une dévaluation redoutée.
La désinvolture à l'égard de l'argent n'est pas un trait français. Elle a toujours été tenue pour suspecte. Aujourd'hui encore, hors certains milieux intellectuels où l'on se flatte curieusement d'être ignares en économie, elle n'apparaît guère que dans la catégorie restreinte
des salariés à la fois jeunes, sûrs d'eux et bien rémunérés. Partout ailleurs, on « craint ».
Dix-huit dévaluations du franc de 1928 à 1958, une monnaie fondante à travers les tourmentes, au point que le franc ancien de 1960 avait un pouvoir d'achat 250 fois inférieur au franc de 1900, n'ont pas découragé les Français de mettre de l'argent « de côté », pour en avoir « devant eux ». Ce qui est bien heureux pour le pays et moins illogique que notre vocabulaire ne le donnerait à penser.
L'épargne — et son investissement à des fins productrices — n'est pas « bourgeoise ». Elle est vitale — et d'ailleurs recommandée par voie d'affiches en Union soviétique.
Mais des vicissitudes que le franc a connues, il est resté, dans la mémoire collective, une extrême promptitude à prendre peur, une fragilité de la confiance plus grande peut-être qu'ailleurs. Il ne faut pas être diplômé en psychologie pour le comprendre.
La croyait-on bétonnée par dix ans de gaulliste stabilité ? Ce n'est rien, dix ans, à la mesure de l'histoire d'un pays. La sachant si précieuse, on a peine à croire que des hommes responsables de la conduite des affaires publiques soient inaptes à mesurer sa volatilité.
Donc, elle s'est évanouie, insaisissable, impondérable, indéfinissable. De quoi la confiance est faite, assurément, ce n'est pas clair. Mais pas obscur non plus au point qu'on ne puisse en déceler quelques mécanismes. Dans les relations humaines, comme dans les rapports du citoyen avec le Pouvoir, ce sont les mêmes. La confiance préjuge l'avenir par référence au passé. Elle y trouve ses repères. Il a trahi, il trahira. Il a menti, il mentira.
Les Français ont senti, en mai, le sol se dérober sous eux. Le régime qui a laissé la faille se produire est comme une terre qui, soudain, aurait tremblé. Dessus, on reconstruit, mais on ne vit plus qu'avec un sentiment d'insécurité. Elle a tremblé, elle tremblera.
Il ne s'agit pas de savoir si cette insécurité est fondée. Peut-être l'est-elle moins que l'assurance dont elle fut précédée. Mais l'insécurité est un sentiment, elle fait peu de cas de l'analyse logique. Dès lors qu'elle était éprouvée, il y avait de bonnes chances pour qu'elle crée les conditions mêmes de l'insécurité, en tout cas dans le domaine monétaire, le plus sensible à ses effets.
S'y ajoute, sans doute, toujours par référence au passé, l'idée généralement répandue que le chef de l'Etat n'est pas à son meilleur quand il lui faut affronter des problèmes dits d'intendance. Est-il ou non responsable de cet aspect négatif de sa légende ? Peu importe. Dès lors qu'il est ainsi perçu, sa force est d'autant diminuée pour les résoudre. C'est le seul point sur lequel on le sait, ou on le croit, incertain, soumis à influences, maîtrisant mal la théorie autant que la pratique. Sur ce terrain, sa magie est inopérante, peut-être parce qu'il s'y ennuie ou qu'il en donne l'impression, ce qui revient au même.
Là-dessus, M. Couve de Murville parle, plus britannique et moins churchillien que jamais. Et par cet effet que provoquent les parents lorsque, devant un danger, ils paraissent indécis sur la façon d'y répondre, il révèle l'inquiétude là où elle n'avait pas encore fait des ravages. Dans cette part du public plus soucieuse de ses fins de mois que de ses capitaux. Quant à l'autre, elle était confirmée dans ses craintes.
Il n'était pas facile de parler, ce soir-là. La confiance se gagne plus facilement qu'elle ne se restaure, nous en avons tous fait l'expérience. Dramatique, le Premier ministre eût dramatisé. Didactique, il eût ennuyé. Cryptique, il a échoué. Chacun sait que, pour retenir la confiance, il faut d'abord s'en montrer pourvu. C'est un phénomène hautement communicatif, autant que son contraire. Là aussi, peu importe ce qu'il croit, s'il est ou non assuré de ses propres méthodes. L'important eût été qu'il semble y croire.
L'opinion que l'on a d'une politique intervient peu dans le mécanisme de la confiance. Les gens sont à la fin nombreux qui ont un besoin élémentaire de fonder sur l'action d'un gouvernement, même lorsqu'ils lui sont hostiles. Mais on oublie toujours que c'est une relation à deux, la confiance, un contrat tacite, informulé, qui fixe une situation de réciprocité.
Dans la vie privée, il n'est pas simple de dire qui, le premier, a changé, remettant en cause la base du contrat. On épouse une femme gaie, on trompe une dame maussade. Qui a changé ? On engage un collaborateur actif, on se sépare d'un encroûté. Qui a changé ?
Dans les affaires publiques qui nous intéressent aujourd'hui, ce ne sont pas, de toute évidence, les Français qui, les premiers, ont changé.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express