Réflexion sur l'impopularité du champion de cyclisme Jacques Anquetil.
C'est quelqu'un, Jacques Anquetil. Ecrire tranquillement que tous les coureurs professionnels absorbent des stimulants et que, s'il a perdu le Tour d'Italie en 1967, c'est faute d'avoir mis le prix pour acheter les coureurs d'une autre marque qui l'eussent aidé, c'est le fait d'un homme libre. Il y en a si peu que, lorsque l'un d'eux passe, fût-ce sur un vélo, il faut le saluer.
On conçoit que la Fédération Française de Cyclisme n'ait pas apprécié cette façon d'agiter les pieds ailleurs que sur des pédales. Dans le plat, pour tout dire. Et qu'elle se soit sentie obligée de tirer les oreilles à Jacques Anquetil.
Trouvera-t-elle, du même coup, un moyen d'empêcher effectivement les coureurs de se doper, et surtout les jeunes gens de croire qu'en avalant des amphétamines, on devient Bobet ou Anquetil ?
Un curieux personnage, ce petit dieu de notre Olympe, et fascinant dans les relations qu'il entretient avec le public français.
Plus il gagne, plus on le déteste. Plus il affirme une suprématie, faite non seulement de dispositions physiques exceptionnelles, mais de cette intelligence qu'il possède de son corps et de son sport, plus il est impopulaire.
« Vous rendez-vous compte que c'est injuste de voir tout l'argent que vous gagnez quand on est soi-même un petit fonctionnaire ?, lui demandait, l'autre dimanche, un auditeur, sur l'antenne d'un poste privé.
— Non. »
Dans sa voix sèche, brève, teintée d'impatience, il y avait une sorte de provocation délibérée.
Injuste ? Et qu'est-ce qui est juste ?, semblait-il dire à cet auditeur anonyme. Les grands champions sont rarissimes, dans toutes les spécialités. J'en suis un dans la mienne. Vous n'en êtes pas dans la vôtre. Plaignez-vous à qui-de-droit.
Qui-de-droit — plus connu sous le nom du Créateur — ne reçoit malheureusement pas les réclamations et continue imperturbablement à fabriquer, en quantités inégales, des médiocres et des cracks.
Dans certaines matières, les premiers peuvent du moins se révolter en disant : « Si j'avais pu faire des études, si j'étais né dans un autre milieu, si mes parents avaient été fortunés, si la société était mieux faite, si... » Et souvent, c'est vrai : le handicap d'une situation sociale d'origine a paralysé leur développement.
Mais quand il s'agit de performances physiques — à l'exception du tennis et de l'équitation, qui demeurent, en France, des sports d'enfants de riches — l'explication ne vaut plus. On pourrait presque dire : au contraire. Alors, l'inégalité originelle de dons et de caractère éclate dans toute son horreur. Jamais Poulidor ne sera Anquetil.
Pourtant, dans le phénomène d'identification qui se produit toujours avec un champion, tout se passe comme si une grande partie du public refusait de s'identifier plus longtemps à Jacques Anquetil le gagneur.
Le comportement de l'homme n'est sans doute pas étranger à cette réaction.
Il ne cherche pas à séduire. Il ne s'excuse ni de sa fortune ni de ses succès. Il n'invoque pas la chance qui a touché de son aile le fils d'un maraîcher pour en faire l'une des gloires du sport français, mais seulement les efforts qu'il a fournis. Il ne dit jamais : « C'est merveilleux, d'être le meilleur... » Mais : « C'est dur, d'être le meilleur. » On le sent animé d'une fantastique volonté de puissance. Impérialiste. Il est organisé, froid, méthodique, habile à mener ses affaires. C'est un vainqueur scientifique et non le produit de quelque « furia francese ».
A la limite, ce Normand pourrait être anglo-saxon. Bref, il est insupportable.
L'autre, Poulidor, sollicite la sympathie. A toujours d'excellentes raisons pour expliquer ses défaites. Apparaît comme une sorte d'enfant de la malchance et fait penser à la souris qui dit à l'éléphant : « Bien sûr, tu es plus grand que moi, mais moi, j'ai été malade quand j'étais petite. » Un bon gars, quoi, qui aurait sûrement gagné le Tour une fois ou l'autre s'il n'avait pas eu la déveine d'être le contemporain d'Anquetil.
Et on s'attendrit. Et on trouve qu'au fond, ce n'est pas juste. Et on a le sentiment d'être vaguement « roulé » par Anquetil, parce qu'il possède à la fois la tête et les jambes. Et on prend sa supériorité, son calme, son assurance en grippe. Il est inhumain, dit-on.
Que signifie donc être humain ? Dans le langage courant : avoir des faiblesses, des failles, partager le lot commun, où il y a plus de tuiles que de joies, participer aux malheurs des autres et les comprendre. C'est, en effet, être humain.
Mais on pourrait aussi ajouter : être humain, c'est dominer l'animal. Et où le domine-t-on mieux que dans l'exercice du sport ? L'extraordinaire maîtrise du moindre muscle que supposent une passe, un saut, une course, la victoire sur les réflexes, sur la peur, et parfois sur la douleur qu'exige une coordination efficace de tous les gestes, c'est l'une des belles manifestations « humaines » de dépassement de soi. Les animaux ne cherchent jamais à se projeter plus loin, plus haut, plus vite. Ils ne font pas de compétition.
Jacques Anquetil est un magnifique athlète. Ce n'est pas une mauvaise façon d'être humain. Mais pour sa physionomie publique, il vaudrait mieux, sans aucun doute, qu'il se fasse photographier avec un petit chat dans les bras, ou que, parlant de ses rivaux, il déclare : « C'est lui qui méritait la victoire... », ce que jamais personne, personne ne pense.
Le voilà sanctionné pour ses incontinences de langage. Légèrement. Il reste chrétien, s'il n'a plus le droit de dire la messe, aux prochains championnats de France et du monde.
Peut-être ce désagrément était-il justement ce qui lui manquait pour se faire pardonner d'avoir été, trop souvent, le meilleur. Si Jacques Anquetil possédait, aussi, l'art de la concession, il profiterait de cette affaire pour laisser échapper quelques larmes. Mais il y a peu de chances qu'il offre ce spectacle. C'est quelqu'un, Jacques Anquetil.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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