Quelle violence ?

Analyse le mouvement de révolte lycéen qui secouent l'établissement Condorcet. Les valeurs et les souhaits de cette jeunesse et qui poussent à cette violence.
Si la violence ne s'exprime pas à 16 ans, à quel âge est-elle donc naturelle ? A 76 ans ?
Parce que quelques centaines de lycéens, qui ne sont plus des enfants, manifestent devant Condorcet, parce que des étudiants, qui ne sont pas encore tout à fait des hommes, obligent le doyen de la faculté de Nanterre à demander le secours de la police, parce que l'agitation se généralise dans les établissements d'enseignement, on croirait qu'un mal nouveau répand la terreur. Dirait-on pas que ces jeunes gens ont inventé le plus vieux moyen du monde pour obtenir ce que l'on vous refuse, c'est-à-dire l'insurrection !
Les lycéens en colère revendiquent « un droit de regard sur ce qui les concerne » ; ils protestent contre les méthodes et le contenu de l'enseignement dispensé ; ils s'indignent contre la spécialisation précoce qui leur est imposée ; ils réclament des relations nouvelles entre élèves et maîtres ; ils exigent, enfin, le droit à l'activité politique et à la libre expression de leurs opinions.
Quand on saura que dans un lycée parisien, il est interdit de venir avec un parapluie parce que cela fait gommeux, paraît-il, on conviendra qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du code disciplinaire. Le seul titre de « censeur » n'est-il pas, d'ailleurs, tout un programme, même quand le titulaire de cette étrange fonction l'exerce avec discernement ?
Donc, des « comités d'action » se sont créés ici et là, qui communiquent par le truchement d'un bulletin. L'exclusion d'un élève de Condorcet, qui ne cachait pas son activité militante, a mis le feu aux poudres ; elle n'a été que le prétexte, cependant, à une turbulence qui risque d'aller croissant à Paris et en province. L'admission du jeune homme au lycée Voltaire la privera d'un aliment. Elle marque, en même temps, un point pour la rébellion.
On conçoit que les pouvoirs publics s'alarment à l'idée d'avoir à faire donner de la matraque sur d'aussi tendres têtes, et que des parents qui ont eu leur compte de violences depuis trente ans, se désolent de voir leurs enfants y céder à leur tour.
Mais enfin, qu'est-ce que la violence ? C'est le fruit de la révolte, et la révolte, le fruit de l'intérêt que l'on porte aux choses. Rien de plus poli et de plus doux, dans son comportement, qu'un être humain « désintéressé ». A 16 ans, à 18, à 20, non seulement on s'intéresse, mais on découvre la réalité sociale et on est contraint de l'affronter. Les réactions, certes, sont différentes, selon la façon dont l'adolescent a accompli son développement psychique. Les uns acceptent plus ou moins le système de valeurs de leurs parents, mais veulent usurper aussi vite que possible les privilèges dont ceux-ci jouissent. Les autres refusent ce système et cherchent à en élaborer un autre. En tout cas, il y a choc.
Peut-on dire que les lycéens en colère sont en position de refus ? Certains d'entre eux, peut-être. Sûrement. Mais globalement, le mouvement qui les anime ressemble plus à une tentative d'insertion rapide dans la société qu'à sa remise en question. Ils ont les pieds sur la terre, ces garçons et ces filles.
« Agir sans juger si l'action est bonne ou mauvaise... Une existence pathétique plutôt que la tranquillité... La mélancolie n'est que de la ferveur retombée... » Ce qu'André Gide enseignait à Nathanaël ne rencontre plus guère d'écho, semble-t-il, que parmi un très petit nombre. C'est d'ailleurs, toutes choses égales, la philosophie de « Bonnie and Clyde ».
Ce dont on rêve aujourd'hui, dans le monde scolaire, c'est moins de pathétique que d'une adaptation aux conditions réelles de la vie. Détruire la société ? Ces jeunes gens veulent plutôt y trouver une place, leur place. Aussi l'amalgame auquel certains procèdent, depuis quelques jours, entre l'agitation lycéenne et la délinquance juvénile semble-t-il relever de la confusion mentale. C'est, d'une certaine manière, le contraire, puisque la première est volonté de participation à la vie sociale.
Reste la violence par quoi l'une et l'autre se manifestent. Peut-on dire sérieusement qu'elle est stimulée par les spectacles qu'offrent le cinéma et la télévision ? Dans tous les pays du monde, des hommes de science et de bonne volonté s'efforcent, depuis des années, de déterminer si les moyens modernes de communication déclenchent un phénomène de mimétisme.
Plus de cinq cents ouvrages ont été publiés à ce sujet. La conclusion, troublante, est que personne n'est en mesure de dire comment la représentation de la violence agit sur la jeunesse, si elle libère des passions qui seraient, autrement, contenues, ou si, au contraire, elle les catalyse.
Les avis, toujours prudents d'ailleurs, divergent. Le résultat des expériences tentées sur des groupes de téléspectateurs aussi.
Un éminent spécialiste a remarqué : « Imaginez les commentaires que provoquerait une émission de télévision qui commencerait par un meurtre, continuerait par des suicides, se poursuivrait par des empoisonnements, suggérerait un inceste, et accumulerait sept cadavres sur l'écran ? Eh bien, c'est « Hamlet »... »
Un autre a cru pouvoir noter qu'après avoir vu le pur héros s'attaquer au vilain, et en triompher, la réaction la plus courante du jeune spectateur est de s'attaquer à son propre vilain. Ce qui condamnerait également Lagardère.
Plusieurs spécialistes s'interrogent : la violence ne serait-elle pas, comme l'électricité, ni bonne ni mauvaise, mais simplement énergie ? Au lieu d'émettre des vœux pieux pour que la violence disparaisse du monde, et des écrans qui en sont le reflet, n'est-ce pas à l'orientation de cette source d'énergie qu'il conviendrait de s'employer ?
Orienter l'énergie, c'est très exactement ce qu'on appelle l'éducation.
Jusqu'à plus ample informé, il semble préférable d'en assumer personnellement la tâche auprès de ses enfants plutôt que de s'en décharger sur l'O.R.T.F. Et de choisir soi-même les spectacles que l'on juge les mieux appropriés à cette éducation. En se gardant d'oublier que si la violence est peut-être contagieuse, il n'est nullement exclu que la bêtise le soit aussi.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express