Quand l'autre était Dieu

Cours de Lacan à Normale sup « ce que l'auditoire habituel de Lacan attend de lui, c'est le dévoilement du réel dans la relation de l'homme avec lui-même et avec le monde. » Réflexions sur le langage et la société. « collectivement, l'explosion de mai a p
« Il n'y a pas de dialogue. Le dialogue est une duperie. »
La voix qui assène cette formule étonnante, à l'heure où le dialogue devient l'aspirine à guérir toutes les migraines de la société, s'enfle et demeure longuement suspendue. Parmi les auditeurs, le silence reste total, rompu seulement par le grincement d'une porte qui bat chaque fois que quelqu'un se glisse dans la salle, et par le bruit de la rue qui pénètre à travers les carreaux cassés, vestiges des combats du Quartier latin. Le conférencier, Jacques Lacan, psychanalyste vénéré ou haï, selon les clans, parle, comme chaque mercredi, à l'Ecole normale supérieure, devant ceux qui désirent suivre son enseignement. Cette fois, il prend congé jusqu'à la rentrée par un bref commentaire des événements de mai.
Les modulations de sa voix, qui vont du forte au pianissimo, exigent de la part de ceux qui l'écoutent et qui ne sont pas familiers d'un tel langage, une tension d'autant plus soutenue qu'il dit à peu près le contraire de ce qu'il est commun d'entendre de nos jours. Rien ne détruit, d'ailleurs, plus sûrement le confort intellectuel que l'approche de l'Homme par la voie royale de la psychanalyse. Mais enfin, Lacan ou Marcuse, nous y sommes.
L'enseignement que dispense le Dr Lacan à Normale sup ne se situe pas, cela va de soi, au niveau des méthodes thérapeutiques qu'il convient d'appliquer à ceux qui se sentent mal dans leur peau. Les normaliens ne se destinent pas à la guérison des névroses de leurs contemporains. Il ne leur appartiendra pas non plus de soigner l'asthme, l'eczéma, l'ulcère, les migraines, l'obésité, les manifestations diverses par quoi l'organisme exprime des troubles psychiques.
De surcroît, la psychanalyse ne s'enseigne qu'aux psychanalysés, de même que la natation ne s'apprend pas en chambre, quoi qu'en pensent tant d'étudiants en psychologie, fascinés par l'image de cet évêque laïque de luxe qu'est le psychanalyste vu par la société, et rêvant de s'incorporer son pouvoir.
Ce que l'auditoire habituel de Lacan attend de lui, c'est le dévoilement du réel dans la relation de l'homme avec lui-même et avec le monde. Or, pour une bonne dame qui s'écriait, au lendemain des élections, apprenant l'accident de chemin de fer survenu près de Lyon : « Quoi, ça recommence ! », imaginant apparemment qu'ayant voté pour l'ordre et obtenu satisfaction, les accidents n'avaient plus place en régime gaulliste, il y a un certain nombre de gens qui ont vu dans la crise de mai autre chose qu'un désordre superficiel. Et qui en cherchent le sens profond. C'est là que se situent les propos de Lacan.
La duperie que recèle, selon lui, la notion de « dialogue », c'est qu'il n'y a jamais d'échange entre deux individus. Il y a éventuellement échange d'informations objectives, communication de renseignements, et aboutissement, alors, à une décision commune sur la base de ces renseignements. Mais dans toute autre situation, le dialogue n'est que la juxtaposition de monologues. C'est par le monologue que l'on obtient le Savoir, c'est-à-dire la connaissance du réel, de soi-même, de sa vérité. L'Homme ne peut y atteindre qu'en parlant. « J'ai trouvé le secret, écrit Claudel, je sais parler : si je veux, je saurai vous dire ce que chaque mot veut dire. »
L'Homme est langage. Les biologistes en sont même à penser que le langage a créé l'Homme, qu'il aurait précédé l'émergence du système nerveux central propre à l'espèce humaine.
Mais si tout ce que dit l'Homme le constitue et trahit sa vérité — ses lapsus, ses associations verbales, la formulation de ses désirs, de ses émotions — il ne sait pas ce qu'il dit. C'est pourquoi il ose, nous osons, parler. Il ne sait pas ce qu'il dit et il ne dit pas ce que, inconsciemment, il sait. Il l'exprime par ses rêves ou par des paroles et des images symboliques. Sa vérité « gît au point où il refuse de savoir ».
Parler, personne ne l'ignore plus, c'est la base même de la cure psychanalytique. L'Autre est alors — il est toujours — « le lieu où la parole vient prendre place ». Et dans le cadre d'une psychanalyse, le Savoir ne devient véritablement Savoir, pour celui qui parle, qu'après être en quelque sorte revenu par l'Autre.
Ce n'est pas ainsi que l'on apprend l'algèbre. Mais c'est ainsi que l'on s'apprend dans sa réalité.
La psychanalyse n'est pas à la portée de tous. De surcroît, beaucoup s'accommodent fort bien de ne pas « se savoir ». Au fait, s'en accommodent-ils ? Collectivement, l'explosion de mai a possiblement été une révolte contre une société qui croit maîtriser le réel parce qu'elle maîtrise la science, alors que la connaissance de la science n'est que le complément du réel. La science, dit Lacan, c'est ce par quoi les sociétés mortes ont l'air de se maintenir parlantes.
Cet appétit frénétique de dialogue — c'est-à-dire de verbalisation — qui se manifeste soudain, ce serait donc le signe que quelque chose s'achève : le temps où l'Homme dialoguait avec Dieu ; ou l'Autre, dont tout pouvoir procédait, n'enseignait pas, ne transmettait pas le Savoir, mais prophétisait.
Dès que le rapport à l'Autre n'a plus rien de mystique ou de transcendantal, le pouvoir n'est plus accepté. Il est contesté. Sauf par ceux qui divinisent les détenteurs du pouvoir temporel et qui situent Dieu à Rome, à Moscou ou à Pékin. « Je suis libre, dit encore Claudel à Dieu. Délivrez-moi de la liberté. »
Sous réserve d'une interprétation difficile de propos arides, c'est ce que Lacan dessine. Cela nous entraîne loin des discussions sur les commissions paritaires. Et n'empêchera personne de réclamer le « dialogue » et d'en bénéficier, d'ailleurs, quand il se réduit à la communication d'informations, donc à une meilleure compréhension de ce qui détermine les décisions, et à la possibilité d'y participer.
Mais avant de retomber dans le tâtonnement quotidien où chacun s'efforce, à travers le concret de la vie, de trouver la réponse aux difficultés qu'il constate ou ressent, peut-être pouvait-on proposer à ceux qui cherchent ces éléments de réflexion.
C'est d'ailleurs un scientifique, le titulaire de la chaire de biologie moléculaire au Collège de France, M. Jacques Monod, qui achevait ainsi son cours inaugural : « Quel idéal proposer aux hommes d'aujourd'hui, qui soit au-dessus et au-delà d'eux-mêmes, sinon la reconquête, par la connaissance, du néant qu'ils ont eux-mêmes découvert ? »

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express