Affaire d'espionnage (infiltration du gouvernement français par deux représentants du KGB). FG relate l'affaire.
Il n'y en avait qu'un ; voilà qu'ils sont deux. Deux agents du K.G.B., service d'espionnage soviétique, dans le haut personnel politique français. L'un gaulliste, l'autre pas, tous deux « de rang ministériel », et intimement mêlés aux affaires publiques. Cette intéressante information a été donnée l'autre dimanche par le « Sunday Times » de Londres.
Pourquoi ces agents opèrent-ils tranquillement ? Cela est terrible à dire : parce que le général de Gaulle est négligent. Ce n'est pas qu'il ignore leur activité, non. C'est qu'il ne prend pas ces choses-là au sérieux.
Il y a toujours eu, en effet, chez lui un côté badin pour tout ce qui concerne les affaires de l'Etat. Comment ne l'avions-nous pas remarqué ? La négligence, donc, telle est l'interprétation que donne le grand journal anglais du dimanche à l'impunité dont jouissent les agents de l'U.R.S.S. au sein du gouvernement français, alors que leur présence a été signalée au général de Gaulle dès 1962.
Est-ce là ce qui donne à cette affaire un caractère humoristique qui semble échapper à la presse anglo-saxonne, choquée par la complicité du silence que, selon elle, la presse française opposerait au « scandale » ?
Tout a commencé avec les révélations d'un M. Philippe Thyraud de Vosjoli, ancien agent secret français qui, d'évidence, ne l'est plus, puisque sa photographie orne largement les confidences qu'il a vendues au magazine américain « Life » et qu'a reproduites le « Sunday Times » avant de procéder à ses propres investigations. M. de Vosjoli a appartenu pendant plus de douze ans au S.D.E.C.E., service de contre-espionnage chargé du renseignement à l'étranger. Il était basé à Washington. Il a démissionné en 1963 plutôt que d'accepter son rappel en France.
Depuis cette date, il a d'abord donné à un romancier, Léon Uris, l'occasion d'insinuer, dans une œuvre de fiction, que le cœur de l'espionnage soviétique en France battait à l'Elysée. Cette fois, il signe ce qu'il raconte. En bref, ceci : en 1962, John Kennedy aurait acheminé par des voies sûres jusqu'entre les mains du général de Gaulle une lettre confidentielle le prévenant qu'un haut fonctionnaire du K.G.B., désigné sous le nom de code de Martel, était passé à l'Ouest et en livrait de belles sur l'infiltration d'agents soviétiques en France.
Un groupe d'enquêteurs, conduit par le général de Rougemont, fut envoyé aux Etats-Unis pour interroger Martel. Partis sceptiques, les Français seraient revenus convaincus par Martel qu'un membre du cabinet du général de Gaulle était un agent du K.G.B., que les Soviétiques avaient leurs hommes à l'Otan et à la Défense nationale, qu'un réseau soviétique, constitué par une douzaine d'officiers de renseignements français, existait au sein même du S.D.E.C.E., le réseau Saphir. Martel savait aussi que, dans le cadre de la nouvelle politique étrangère de la France, un service avait été créé au S.D.E.C.E., chargé d'espionnage scientifique aux Etats-Unis. Les relations franco-américaines n'auraient pas été améliorées par cette découverte.
Que ne savait-il pas, Martel ! Grâce à lui auraient été démasqués Vassal, en Angleterre, Wennerstrôm, en Suède, Heinz Felfe, en Allemagne, Dunlap, aux Etats-Unis. En France, on arrêta, en août 1963, Georges Pâques, chef adjoint du service de presse à l'Otan, qui avait été chef de cabinet de M. Louis Jacquinot au ministère de la Marine. Etait-ce le Français ? Non. Seulement un parmi d'autres, assure Vosjoli. Le Français resta introuvable, intouchable, ou invulnérable.
A qui se demanderait pourquoi, le « Sunday Times » explique : parce que de Gaulle décida de l'ignorer. Certes, il se montra prudent vis-à-vis de l'homme politique le plus suspect, qui participa cependant, malgré les avertissements de la C.I.A., au règlement de l'affaire algérienne. Prudent, on respire ! Prudent, mais négligent.
Si bien que les années passent et que le — ou les — Français continuerait de partager son temps entre ses fonctions ministérielles ou élyséennes et les petits papiers qu'il
dépose dans le creux d'un arbre pour que le K.G.B. vienne les y chercher.
Peut-être n'existe-t-il que dans l'imagination de la C.I.A., qui en a fait d'autres en la matière ? Supposition stupide. Il doit bien évidemment y avoir un Français de haut rang agent du K.G.B. Et un autre, agent de la C.I.A., comme il y a vraisemblablement un Américain bien placé agent du S.D.E.C.E., et un autre, agent du K.G.B. Un ou plusieurs. Ou alors, c'est que l'on ne peut plus compter sur personne. Ajoutons les agents doubles de l'Intelligence Service, les espions israéliens, qui sont partout, et les Chinois. Les Chinois, contraints, par la nature des choses, de procéder par espions interposés, le type chinois interdisant de se faire passer pour natif de Brive-la-Gaillarde ou de Boston sans éveiller quelques soupçons.
D'ailleurs, tous les amateurs de récits d'espionnage savent à quoi s'en tenir : là où il y a secrets, il y a agents secrets. Et pour peu qu'il fréquente le cinématographe, un enfant de 12 ans saurait dire comment ils procèdent. Sans doute les espions professionnels n'ont-ils pas le temps de prendre les mêmes innocentes distractions. De sorte qu'ils sont tout surpris quand ils découvrent que Q 22 en était un autre, alors qu'ils suspectaient 007. En parleraient-ils à leur femme qu'elle le leur dirait tout de suite : « Celui-là, tu devrais te méfier !... Mais non. Ils ne travaillent, ne vivent et ne meurent que dans le mystère.
Rompant avec cette tradition, M. de Vosjoli mange aujourd'hui le morceau de morceau qu'il connaît. Pourquoi aujourd'hui ? Il faudrait demander à un agent secret. Le premier venu doit avoir quelques idées là-dessus. En passant, Vosjoli indique qu'après avoir été félicité pour les renseignements qu'il sut obtenir à Cuba sur l'installation des missiles soviétiques, il fut sommé de livrer le nom de son informateur. Celui-ci fut arrêté par les Cubains, sacrifié, laisse-t-il entendre, à la politique étrangère du général de Gaulle.
M. de Vosjoli ne confirme pas, en revanche, ce que d'autres disent : que ses sympathies pour l'O.A.S. lui auraient barré tout avenir à la S.D.E.C.E. Il a trouvé, semble-t-il, un avenir dans le négoce. Car pour vendre à des journaux de bonne réputation un récit d'espionnage dont les dernières pages sont absentes, il faut être fort. Ou utile.
C'est le sentiment désagréable que laisse, entre autres, cette affaire. Hélas ! on ne pratique pas l'hostilité systématique envers des pays étrangers sans être, fût-ce de cette déplaisante façon, payé de retour.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique