Françoise Giroud n'a guère apprécié la défense et illustration du grand séducteur par Philippe Sollers
Mais quelle est donc cette fascination que Casanova exerce sur l'esprit des hommes? Et depuis si longtemps? Et tout autour du monde? Comme s'il condensait un rêve : être le champion du monde des amants. Plus, toujours plus. Performances fabuleuses? Même pas. Posséder cent ou cent vingt femmes entre 14 et 70 ans, cela relève d'un bon tempérament mais ne fait même pas une femme par semaine. Des Casanova de banlieue font mieux. Non, ce qui captive l'imagination, s'agissant de Casanova, c'est son «insolente liberté» selon l'expression de Félicien Marceau. Sa désinvolture, son bonheur de vivre, son absence totale de culpabilité. Il prend, il jouit, il laisse, persuadé qu'il n'a fait que des heureuses, vierges déflorées ou matrones expertes, qui vivront désormais en le bénissant. C'est ce que, devenu vieux, frustré et se mourant d'ennui, il raconte en 4000 pages de «Mémoires» brillants, piquants, devenus la bible de Philippe Sollers, son porte-drapeau (1). Je ne nourris que de bons sentiments envers Sollers et le lis toujours avec un intérêt mêlé de curiosité. Mais cette fois-ci, il m'a estomaquée. A ma connaissance, personne n'a vraiment lu ces «Mémoires». Heureuses, ces religieuses enculées, ces adolescentes engrossées, ces vieilles femmes grugées, ces matrones délaissées, ces catins rétribuées, ces amoureuses d'un soir refilées à qui voudra bien les prendre, ces ouvrières tringlées à la chaîne ? le jour, elles tissent dans ses usines? Attendait-il seulement leur plaisir? Rien ne le dit. Peut-être n'était-il pas manchot. Mais il ne serait pas le premier à avoir pris quelques trémoussements pour de l'extase. Pourquoi lui cédaient-elles sans barguigner? C'était la mode du siècle. On baisait. Sans doute troublait-il leur chair. Il était grand, avec une belle gueule, un bagou d'enfer. Il était câlin. Il avait de la conversation. Elles n'étaient pas accoutumées à ce qu'on leur parle en les caressant. Lui parlait énormément. Il aimait la compagnie des femmes, et nul doute qu'elles ont aimé la sienne, si brève qu'elle soit, jusqu'à ce qu'il passe à la prochaine, laissant parfois la vérole en cadeau d'adieu. Et alors que font les délaissées? Elles pleurent? Nous ne le saurons jamais. Pas une lettre, pas un cri, pas un murmure n'en demeurent. Des pierres dans un lac. Les «Mémoires» de Casanova n'ont qu'une face. La sienne. Il s'observe dans la glace, se trouve bel et bon de dispenser ainsi sa semence dans des lieux si charmants ? il en reste parfois des enfants qu'il découvre quinze ans plus tard ? et déclare, enchanté de lui et d'alentour :«J'ai fait leur bonheur.» Et allez donc... De toutes les aventures sexuelles de Casanova sur lesquelles fantasment depuis deux siècles des milliers d'hommes, une seule semble avoir été infectée par quelque chose qui pourrait s'appeler l'amour. Il s'agissait d'une femme de grande famille française qui avait fugué en Italie où il la prit à un Hongrois aristocrate, cela l'épatait. De petite naissance, il était snob comme un phoque. Celle-là, il en fut épris et elle de lui, encore qu'un peu moins. Elle s'appelait Henriette. Cela dura trois mois. C'est elle qui le quitta pour rentrer en France, en lui laissant un peu d'argent. Elle en garda longtemps mémoire. Il y en eut tout de même une pour lui faire payer une note salée. La Charpillon. Une Française, belle pute de Londres. Celle-là l'a brisé, cassé, rompu, humilié, vieilli de dix ans. Il ne s'en est jamais totalement remis. Comment s'y est-elle prise? Elle s'est refusée, jour après jour, mois après mois, obstinément. Qu'on me comprenne bien : Casanova est un personnage étincelant, un aventurier prestigieux, une figure divertissante, un excellent écrivain. Simplement il ne connaît ni le bien ni le mal. Alors si vous croisez sa postérité, en habit rose ou en blouson de cuir, gare fillettes, fillettes, Sollers est un farceur. FRANÇOISE GIROUD (1) «Casanova l'admirable», Plon.
Jeudi, novembre 5, 1998
Le Nouvel Observateur