Paris-Village

S'amuse des discussions politiques autour des rivalités entre hommes politiques. Rumeur autour de la disgrâce du Premier ministre Chaban-Delmas. Rappelle en conclusion que la politique n'est pas juste politicienne.
PARIS-VILLAGE

FRANÇOISE GIROUD

Etrange milieu, cette classe politico-parisienne où tout le monde bavarde de « Chaban » et de « Giscard », cite « Olivier » ou « Edgar », évalue les malheurs de l'un, les chances de l'autre et le destin de chacun comme s'il s'agissait de la gérance d'un magasin de frivolités.
On a beau savoir qu'il en va de même dans tous les pays, que tout pouvoir sécrète sa cour, ses barons, ses intrigues, ses rumeurs, ses coteries, on éprouve toujours quelque étonnement à vérifier l'existence de ce village dans la ville.
Du temps que l'on complotait pour procéder à l'élimination d'un rival ou d'un adversaire politique par l'assassinat, les choses avaient-elles plus d'allure ? Peut-être. Mais nous n'allons tout de même pas regretter que, au sein du clan dit gaulliste, les ennemis de M. Chaban-Delmas ne songent pas à le faire effectivement trucider quand ils parlent « d'avoir sa peau ». Que les candidats ardents à la succession présidentielle n'imaginent pas d'abréger par un mauvais café le mandat de M. Pompidou. Et que les hommes de main délégués à Nancy pour barrer la route à M. Servan-Schreiber n'aient pas, dans une ombre propice, usé de l'épée.
Le tragique étant absent de la vie politique, et la majesté aussi, ce n'est pas du Shakespeare qui vous bruit aux oreilles quand on s'aventure, en promeneur, dans les faubourgs du pouvoir, au gré de ces réceptions, garden-parties et autres dîners-debout dont l'été est fertile, où chacun répète, en l'arrangeant un peu, ce qu'un autre lui a raconté, et c'est ainsi que se crée un climat. Climat qui reste, d'ailleurs, circonscrit à ce Paris-là, lequel continue imperturbablement de penser qu'il fait la pluie et le beau temps dans le ciel politique, jusqu'à
ce qu'un coup de tonnerre éclate, en Lorraine ou ailleurs.
Mais, à peine la surprise passée, tout recommence. Et cela donnait, la semaine dernière, à peu près ceci :
« Chaban, il est cuit.
— Cuit ? Comment ça, cuit ? A cause de Nancy ?
— Non, à cause de Versailles.
— Ah ! Versailles, évidemment...
— Ho ho ! attention... Pompidou ne le liquidera pas comme ça... S'il y a une rentrée chaude, il sera bien content que le petit hussard la prenne dans la gueule...
— Vous êtes au courant de l'accrochage qu'ils ont eu ?
— Mais c'était en février, mon cher ! Vous retardez !
— Tout de même, l'agression de Versailles, c'était une erreur...
— Pourtant, autant il est mauvais quand il est sucré, autant là...
— L'U.d.r. ne pardonnera pas. Vous savez ce qu'ils disent : grâce à sa télévision, il a étalé nos divisions devant tout le pays.
— Le pays, ce qui le tracasse, c'est plutôt la météo.
— D'ailleurs, il a l'opinion pour lui, Chaban !
— Allons donc, regardez Nancy...
— Ce n'est pas lui qui a perdu Nancy, c'est Giscard.
— C'est Pompidou.
— C'est Pompidou et Giscard.
— Celui-là, il n'en rate pas une ! Comment peut-on être à la fois aussi intelligent et aussi dénué de sens politique ?
— Il colle à Pompidou, il a raison. Il joue 76, les présidentielles.
— Vous savez qu'il n'a même pas vu Chaban sur le Budget...
— Je vous dis que Chaban est cuit. »
C'est l'un des canevas sur lesquels les langues brodent depuis le dimanche fatal où la place de Nancy tombait aux mains de l'adversaire, en même temps que le Premier ministre, insolent comme un Carthaginois, engueulait, il n'y a pas d'autre mot, les militants de son propre parti, devant quelques millions de téléspectateurs réjouis, soit que l'U.d.r. leur sorte, en bloc, par les yeux, soit qu'ils aient pour M. Chaban-Delmas le faible qu'inspirent les soldats en première ligne.
En contrepoint, le chœur des parlementaires U.d.r. gémit doucement. Le Premier ministre, on n'arrive jamais à le voir. Il vous reçoit cinq minutes sur un escalier. Et encore, en groupe !
Le fait est que le député moyen U.d.r. n'est pas, aujourd'hui, un homme heureux. On ne cesse de le lui répéter, qu'aux prochaines élections, la majorité doit perdre inéluctablement une centaine de sièges arrachés en 1968 par l'U.d.r. sous l'empire de la fureur contre le désordre.
Et si, précisément, son siège à lui se trouvait parmi cette centaine-là ? Les élections législatives sont, théoriquement, en 1973. Il a un peu le temps d'y penser. De penser que la prochaine campagne électorale ne se fera pas en proclamant : « Voter pour moi, c'est voter de Gaulle. » Il a mangé son pain blanc, le député moyen U.d.r.
Ce n'est pas un mauvais bougre. Il arrive même qu'il soit très dévoué à sa circonscription, pourquoi pas ? Mais si, sur place, il existe, à Paris il ne compte guère. Il y en a trop.
Alors, entre deux bouchées au fromage, il regarde, mélancolique, les autres jouer au jeu grisant de la succession. La succession de « Chaban-qui-est-cuit et ce n'est pas la conférence de presse de Pompidou qui me fera changer d'avis ».
« Ce sera Olivier, le successeur. Il l'a bien mérité.
— Olivier, Olivier, je ne le vois pas encore à Matignon...
— C'est Olivier ou Debré, l'Elysée n'a pas tellement le choix.
— Debré ? Vous n'y pensez pas. Le pays le déteste.
— Le pays, oui, mais l'U.d.r. ?
— Non, Debré, ce n'est pas possible.
— Pas possible.
— Pas possible.
— Il reste Edgar. Hier, il me l'a bien dit : « Mon cher...»
— Pas dans cette conjoncture, Edgar.
— Donc, c'est Olivier... » Cherche-t-on une information précise, plus sérieuse, sur la disgrâce prochaîne qui accablerait le Premier ministre, on tombe sur un sac de nœuds. Au milieu, une grenouille de Dijon résolue à se faire aussi grosse que le bœuf et à n'en point crever.
Son nom est sur toutes les lèvres.
« Lui ? vous dit-on sitôt que ce nom encore obscur pour le public tombe dans la conversation, il ferait battre des montagnes. »
Des montagnes, non. Mais des hommes assurément, aiguillonné qu'il est par la crainte de descendre et l'ardeur de monter.
A l'heure où la nuit tombe sur les buffets ravagés de Paris-Village, l'important est de se souvenir que la politique, c'est cela aussi. Mais que ce n'est pas cela seulement. On finirait par oublier que le goût des vastes entreprises, la foi dans l'avenir national, la passion assez énergique et assez haute pour fournir à l'ambition un objet plus grand qu'une fonction, un titre, un siège, lui sont inséparables.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express