Parce qu'il y a le plaisir...

On peut reproduire un être humain, oui, mais sans sa mémoire. Et l'on fera toujours l'amour à l'ancienne
«Quand les Français sont ensemble, ils sont sur TF1.» C'est cette fière proclamation de la Une dans de pleines pages de publicité qui m'a déterminée. Confondre Dechavanne et Delarue, les «Z'amours» et «les Feux de l'amour», dénicher parmi les petites chaînes «le Cercle de Ravel» sur Muzzik à l'heure du «Bigdil», ce comportement déplorable, le mien, isole de la communauté nationale. Conclusion : regarder sans faute la nouvelle émission lancée par la Une, «Confessions intimes», pour se sentir bien au chaud avec tout le monde. Ainsi ai-je vu une jeune femme bisexuelle tourner des films pornographiques pour vaincre son mal-être, un obèse affligé d'un anneau sur l'estomac pour lui couper l'appétit, une avocate défendre un violeur, une mère éplorée cherchant qui a tué son fils, etc. Ces histoires sinistres, mal filmées, sans chute, sans conclusion, ont-elles plu? C'était de la télévision zéro. Mais la Une va se racheter en lançant sur sa filiale payante, TV6, une série où l'on pourra voir évoluer des gens enfermés pendant trois semaines et filmés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aux Etats-Unis, la formule marche. Savoir si on a envie de payer pour voir cela? Une petite chaîne qui ne risque pas de réunir tous les Français mais offre de bons programmes avec de petits moyens, c'est Paris-Première. Elle a toujours l'exclusivité de «l'Actors Studio» en fin d'après-midi. Ensuite arrive Ardisson. Il a un peu la grosse tête mais c'est un bon pro, concis, le mot méchant parfois (pour Juliette Binoche, par exemple), et il a dans son équipe une certaine Isabelle qui sait, ô miracle, parler de cinéma. Il recevait l'autre soir successivement Bernard-Henri Lévy, Jacques Attali, Pierre Rosanvallon, Jean-Denis Vincent. Le premier parla des intellectuels, puisqu'on l'en priait. Ils vont bien, merci. Il y a un siècle qu'on annonce leur fin ou qu'on la réclame (Maurras). Ils se sont beaucoup trompés? Certes, et les scientifiques donc! Tout le monde se trompe! «Mais croyez-moi, on ne va pas être obligé de s'aligner sur Messier ou sur Bové!» Attali parla de Pascal, sujet inépuisable. Il eut un mot rapide pour dire son unicité: «Il y a Pascal et Rimbaud?» C'était bien de dire ça. Pierre Rosanvallon traita de «la démocratie inachevée», objet d'un nouveau livre qui n'incite pas exactement à l'optimisme. Jean-Denis Vincent, le biologiste, évoqua un point précis qui turlupine : le clonage. Oui, on peut dès aujourd'hui reproduire un être humain. Mais sans sa mémoire et sans conscience de lui-même. Et cela? Si l'on y arrive, ce ne sera ni demain ni après-demain. On a entendu Jean-Denis Vincent dire aussi : «On fera toujours l'amour à l'ancienne, parce qu'il y a le plaisir?» Encore une bonne nouvelle. Sur une autre «petite chaîne», La Cinquième, excellent numéro de «Droit d'auteurs». Un historien américain, Paul Jankowsky, a dépouillé toutes les archives relatives à «Cette vilaine affaire Stavisky». Il en a fait un livre superbe où éclate toute la corruption d'une société. François Dufay raconte «le Voyage d'automne» de sept larrons, dont Drieu la Rochelle, Brasillach, Jacques Chardonne, Jouhandeau, invités par Goebbels à venir déposer leurs hommages aux pieds de Hitler en 1944. Il s'empressèrent. On sait depuis longtemps que les grands écrivains ne sont pas forcément respectables, que talent et caractère, ou même jugement, ne vont pas forcément de pair. Le voyage à Berlin n'en est qu'une illustration. Encore sur La Cinquième, une série d'images relatives à la guerre l'Algérie, le plan désormais fameux du général Aussaresses disant : «Oui, j'ai torturé.» Pourquoi l'a-t-il dit si tard? se demande Daniel Schneidermann. Et Raoul Girardet, l'historien de droite, qui fut membre de l'OAS, répond, méprisant : «Parce qu'un général, ce n'est rien. Il en parle maintenant parce que c'est la mode» («Arrêt sur images»). Pendant la guerre, et longtemps après, toutes les images d'Algérie ont été interdites. On comprend que ceux qui en détiennent aient envie, maintenant, de les montrer. Il n'est pas évident qu'on ait envie de les voir. Une autre «petite chaîne» qui monte, qui monte, c'est LCI. Là, pas de divertissements ni de fictions : de l'information et encore de l'information. Mais les journalistes sont excellents, les invités bien choisis, l'actualité pointue, l'économie bien traitée. Malheureusement, avec le succès, la publicité ne cesse d'enfler. Dimanche, Edwy Plenel recevait le nouvel ambassadeur d'Israël en France, M. Barnavi ?bon français, bonne présence?, confronté à cet intellectuel palestinien, un habitué, dont j'oublie toujours le nom (ce dont je le prie de m'excuser, mais ce nom ne figure jamais à l'écran). Israélien contre Palestinien, donc, dans le climat très tendu de ces derniers jours, le dialogue était angoissant. Comment Clinton pourrait-il obtenir, d'ici au 20janvier, que des passions si vives entretenant des plaies si douloureuses cèdent à la tiède raison? F. G.

Jeudi, janvier 11, 2001
Le Nouvel Observateur