Françoise Giroud reproche à la Fédération Nationale des Femmes son hypocrisie lorsqu'elle s'indigne de la participation de femmes aux manifestations algériennes. Fait un parallèle avec l'Allemagne nazie où les femmes étaient en effet tenues loin des combats...
Émue par la participation de femmes aux manifestations algériennes, la Fédération Nationale des Femmes publie un communiqué où elle « proteste énergiquement contre un procédé totalement inadmissible qui expose à tous les dangers de la rue et de l'émeute les femmes et les enfants, que le premier souci des peuples civilisés est, en pareille circonstance, de mettre à l'abri et de protéger ».
La Fédération Nationale des Femmes est un organisme dont les thèses politiques, régulièrement exprimées dans un journal mensuel, rejoignent pour l'heure celles de l'extrême droite. On y défend avec persévérance l'Algérie Française menacée par la subversion communiste...
Si ses dirigeantes pensent ainsi, pourquoi ne l'écriraient-elles pas ?
L'ennui est que, lors des manifestations de janvier 60 à Alger, MM. Ortiz et Lagaillarde lancèrent un appel aux Européennes pour que, dressées devant les barricades, elles fassent office de bouclier contre d'éventuels assaillants.
Etrange façon de « soustraire les femmes aux dangers de la rue et de l'émeute ». Serait-ce que les Français d'Algérie ne peuvent pas être assimilés aux peuples civilisés ? Il est infiniment improbable que cette pensée ait traversé l'esprit des dirigeantes de la Fédération Nationale des Femmes. C'est plutôt la mémoire qui leur aura fait défaut.
Dommage. Elles se fussent épargné de cumuler les inexactitudes en traitant comme bétail docile les Algériennes qui le mêlent aux combats de leurs maris
et de leurs frères. Quel âge ont-elles donc, ces fédérées effarouchées ?
Quand bien même elles auraient déjà atteint vers 1940 celui où les femmes d'aujourd'hui deviennent blondes, elles n'ont pas pu ignorer complètement que les peuples civilisés, comme elles disent, combattant pour leur indépendance, n'ont pas précisément épargné les dangers de la rue aux femmes et aux enfants.
Et que beaucoup s'y sont, volontairement, exposées, parce qu'elles se sentaient, imaginez cela ! responsables de l'avenir de leurs enfants autant que de leur présent.
Soyons juste, cependant. Il y a eu, pendant la dernière guerre mondiale, une nation qui a soigneusement tenu ses femmes hors de toute activité belliqueuse. C'est l'Allemagne nationale-socialiste.
Au moment où la Wehrmacht en était a recruter parmi les garçons de 14 ans, Hitler refusait encore à son ministre de l'Armement, Speer, le droit d'enrôler les Allemandes pour remplacer, dans les usines, les ouvriers spécialisés dirigés en hâte vers le front. Réponse de Hitler aux objurgations désespérées de Speer : « Le sacrifice de nos idéaux les plus chers nous serait trop pénible. »
L'idéal nazi exigeait, en effet, que les femmes se consacrent exclusivement à la reproduction de la race des seigneurs et à leur bon plaisir. Un million et demi de domestiques employées avant guerre dans les foyers bourgeois demeurèrent, elles aussi, jusqu'au dernier jour, dans leur cuisine, sans que Hitler consentît à les distraire de ces activités.
Dans le même temps, l'Angleterre avait mobilisé deux millions deux cent cinquante mille femmes, et enseignait à son aristocratie l'art de faire elle-même sa vaisselle entre deux bombardements.
Chacun sait de quel côté se trouvait, alors, la civilisation.
Oh ! ce n'est pas que le spectacle d'une femme sous l'uniforme nous enchante, non plus que celui d'une manifestante hurlant sa passion, quelle que soit cette passion.
Sur tous les visages de femmes, on préférerait ne déchiffrer que douceur, et dans tous leurs gestes, la tendresse, le courage tranquille et la chaleur humaine qui, jour après jour, désertent un peu plus le monde où nous sommes.
Mais que l'on nous épargne au moins l'hypocrisie. Ce que, d'instinct, les sociétés protègent, ce n'est pas la compagne de l'homme. C'est l'objet, pour un moment encore, irremplaçable dans sa fonction : perpétuer l'espèce.
Tous les déguisements qui ont été, depuis la nuit des temps, donnés à cet instinct, on peut leur trouver de l'agrément. Ils demeurent déguisements.
Le récent dialogue entre MM. Krouchtchev et Mehmet Shehu, gouvernant albanais, est, à cet égard, exemplaire. « Mehmet Shehu a fait fusiller une femme enceinte ! s'est écrié M. Krouchtchev, enchanté de sa découverte. Même la police tsariste n'a jamais employé de tels procédés. »
Il s'agissait de Mme Liri Ghega, membre actif du P.C. albanais, exécutée en 1956 pour déviationnisme. « Mensonge, a répondu du tac au tac M. Shehu. Deux ans avant sa condamnation, Mme Ghega avait subi une intervention chirurgicale qui lui enlevait, tout espoir de maternité. »
Et voilà !
Ce que la malheureuse Mme Ghega a fait, ce qu'elle a voulu, ce qu'elle a cru, ce qu'il y avait dans son cœur, dans sa tête, aucun intérêt. Qu'avait-elle dans le ventre ?
Cet assaut de démagogie serait savoureux, s'il n'était tragique.
Le respect des femmes, c'est-à-dire le souci de les aider à devenir adultes, responsables, agissantes, va à l'encontre de l'instinct des hommes, c'est vrai. Mais qu'est-ce que la civilisation, sinon la domestication des instincts ?
Quelles que soient ses opinions politiques, nous avions cru comprendre que la Fédération Nationale des Femmes poursuivait cet objectif. Elle vient de manifester, en quelques lignes, en quelle considération elle se tient elle-même.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
politique intérieure