On n'est pas des bœufs…

A la suite d'une interpellation télévisée aux leaders syndicaux, FG s'interroge sur le sens de la mobilisation des travailleurs. Répond à la quête du but de la vie.
ON N'EST PAS DES BŒUFS...

FRANÇOISE GIROUD

Posée alors que le débat télévisé entre MM. Séguy et Ceyrac s'achevait, une question brève, émanant d'une jeune femme professeur, est passée presque inaperçue.
Le secrétaire général de la C.g.t. avait déclaré à plusieurs reprises que la grève était l'arme ultime, à laquelle les intéressés préféraient la négociation à condition qu'il y eût effectivement négociation. Alors la jeune femme demanda, visiblement déçue, à M. Séguy : « Ne pensez-vous pas que les accords conclus à froid démobilisent les travailleurs ? »
Peut-être ai-je mis sur son visage, et dans sa voix, autre chose et plus qu'il n'y avait. Il faudrait alors s'en excuser auprès d'elle. Mais, pendant un instant, cette jeune femme a été comme le symbole d'un groupe aux contours sociaux flous — on y trouve des petits-bourgeois comme des enfants de milliardaires — pour qui la vraie question est moins de transformer la réalité sociale que de se sentir « mobilisé » et de mobiliser.
MOBILISATION : « Action de faire passer un corps sédentaire au service actif de la guerre », dit Littré.
Ce besoin de mobilisation de ses propres forces dans un combat jugé honorable est éternel. C'est la nature du combat qui varie d'une époque à l'autre, et aussi d'un individu à l'autre. Chacun de nous n'a qu'un certain nombre de troupes intérieures à sa disposition, que nous concentrons spontanément là où l'urgence les appelle. On ne se préoccupe pas du sort des vieillards quand on souffre d'une dent, ni du Vietnam quand on cherche du travail.
Mais il suffit de n'être sollicité par aucun souci grave, donc prioritaire, pour que nos troupes intérieures
recherchent un stimulant, un lieu où s'employer.
L'impact des mobilisateurs d'énergie — du chef de service au chef politique — vient du talent qu'ils ont de peindre la lutte quotidienne aux couleurs prestigieuses de la guerre et son objet aux couleurs d'une cause. Cette cause peut être celle de la nation, de l'entreprise, du parti, des enfants inadaptés, du théâtre, du latin ou de la lutte contre la pollution, peu importe. Le tout est d'avoir un adversaire désigné, que l'on peut nommer. Le gouvernement fait toujours plus ou moins l'affaire et, cela va de soi, « la société ».
La difficulté, quand la lutte ne se circonscrit pas à des conflits personnels, est de trouver le terrain et les armes de la lutte, le groupe où l'on s'insérera et où l'on vivra cette fraternité d'armes que l'on appelle ici esprit d'entreprise, ailleurs mission civilisatrice, ailleurs encore combat pour le progrès, ou, tout bonnement, « faire que nos enfants vivent mieux que nous ».
Du temps que la majorité de la population de tout pays se battait essentiellement contre la terre pour lui arracher sa subsistance, et contre le ciel d'où vient la grêle, les choses, en un sens, étaient faciles. Ce combat-là ne laisse pas de place à l'angoisse diffuse des troupes intérieures oisives. Mais nous avons changé tout cela, et il est bien clair que ladite angoisse gagne, de jour en jour, des hommes et des femmes de plus en plus nombreux à se demander quel est le but de leur vie, à refuser qu'elle n'en ait point, et à se trouver des sédatifs, des diversions, des fuites.
Que l'on s'évade dans le travail, l'alcool, la drogue, le bricolage, le bouddhisme zen, l'esthétisme, le sensualisme ou le militantisme, c'est toujours le même mécanisme. Qui tient tout à fait debout sans échafaudage de secours ? Mais c'est une banalité de constater que, d'une part, l'échafaudage auquel se raccrochaient la plupart de ceux qui vacillaient, c'est-à-dire la religion, s'est désagrégé. Et, d'autre part, qu'un nombre croissant d'individus, dans les pays industriels, ont atteint l'état de développement à partir duquel on commence à se poser des questions que l'homme affamé ou abruti par sa tâche n'est pas encore en état de se poser. Il se contente de consommer, s'il le peut, des tranquillisants rustiques.
C'est une étrange question, en vérité, que de s'interroger sur le but de la vie humaine, et de vouloir à tout prix lui en trouver un. S'interroge-t-on sur le but de la vie du boeuf, ou du papillon ? Mais notre orgueil — et quelques petites choses que les hommes ont faites — nous interdit de penser que nous n'avons pas plus, de signification dans l'ordre du monde qu'un bœuf.
Quand nous l'admettons, difficilement, nous voudrions au moins esquiver la souffrance. Un bœuf, soit, mais alors, heureux. L'ennui est que cela n'est pas non plus tellement dans nos cordes, le bonheur, sauf par accès. Ce à quoi nous pouvons prétendre quand la chance est avec nous, c'est au non-malheur, ce qui est un peu différent, à un certain bien-être tiède.
Hélas ! si l'on peut dire, il apparaît que, décidément, nous ne sommes pas des bœufs, puisque ce sont les meilleurs pâturages et les meilleures étables qui produisent les révolutionnaires, les utopistes, les prophètes de ce monde de demain, décrit en particulier par M. Alain Geismar lors de son procès, ce monde où nous vivrons « de pain et de roses », en dansant des farandoles dans une effusion joyeuse parce que le capitalisme aura été aboli. Le tout est de prendre le pouvoir qui est au bout du fusil.
Ainsi retrouve-t-on la quête du « but de la vie » et de la mobilisation qui vous arrache à la solitude du coureur de fond, à l'impuissance de l'isolé, et aux questions sans réponse.
On doit aux premiers gauchistes d'avoir fait éclater à tous les yeux que les conditions d'existence et de travail, ce que l'on appelle, aujourd'hui, les revendications qualitatives, ont leur prix — et quel prix ! — au-delà et parallèlement aux salaires. A tous les échelons du monde du travail, y compris les plus élevés, et du patronat, on sait bien qu'ils ont, à cet égard, forcé quelque chose, même quand on ne leur en donne pas le crédit. Mais on leur doit aussi, et pas seulement en France, une puissante contribution au renforcement de ce qu'il y a de conservatisme dans chaque citoyen ou presque. De scepticisme, en tout cas, et de méfiance et d'àquoibonnisme.
En donnant à la révolte contre « la vie », la vie sans but et sans signification, le masque d'une révolte contre la société, ils ont déconsidéré la lutte prosaïque contre les aspects les plus contestables de l'organisation sociale. Pire. Ils ont ridiculisé l'espoir, en l'habillant des oripeaux de l'utopie.
Pour une démobilisation, on peut dire que c'est réussi. Du moins politiquement. Individuellement, rien n'interdit heureusement d'assumer, autant que faire se peut, la condition humaine, en s'aidant de l'échafaudage de son choix, sans renoncer pour autant à essayer de changer ce qui peut et doit être changé.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express