N'êtes-vous pas atteinte par la maladie de notre temps : la négligence ?

À travers plusieurs exemples de la vie courante, réfléchit sur la négligence, née de la paresse
FRANÇOISE GIROUD :

N'êtes - vous pas atteinte par la maladie de notre temps
la négligence ?

Un grand chef d'entreprise, qui se plaint de la carence de son personnel, disait la semaine dernière :
— Entre dix candidats à un poste, comment distinguer celui qui rendra véritablement des services ? Quelle est la machine qui, parmi dix jeunes femmes ou jeunes hommes dont, tous tests passés, les facultés physiques et intellectuelles me paraissent égales, détectera le travailleur ? S'il y a encore en France des jeunes gens qui aiment travailler...
Je lui ai proposé l'expérience suivante. Qu'aux dix postulants, il fasse remettre une pelote de ficelle embrouillée.
Les uns diront :
— Me prenez-vous pour un imbécile ? Et ils sortiront dignement.
D'autres s'y mettront mais en faisant observer :
— Ma pelote est plus embrouillée que celle des autres... Et puis je suis dans un mauvais éclairage... Celle-là a les ongles plus longs, et elle est favorisée...
D'autres regarderont la pelote, la tourneront en tous sens et diront :
— Vous voyez bien qu'il est impossible de débrouiller ces noeuds...
Peutêtre s'en trouverat-il pour prendre la pelote de ficelle et pour commencer, sans
commentaire, à la débrouiller, nœud après nœud. Ceux-là seront, dans leur travail, efficaces. Les autres, en revanche, risquent d'être atteints par cette terrible maladie de notre temps que l'on pourrait appeler la '' paresse de conscience ».
Ses origines et ses manifestations varient : les résultats sont analogues. Elle paralyse l'esprit d'entreprise, elle retire le goût de l'ouvrage bien fait .
Alors les industriels se plaignent de leurs ingénieurs, qui se plaignent de leurs secrétaires, qui se plaignent de leur coiffeur, qui se plaint du garçon de café, qui se plaint du plombier, qui se plaint, etc.
Au bout d'une immense boucle, on finirait par retrouver les industriels dont quelqu'un a sûrement à dire également :
— Ces gens-là ne savent plus travailler...
Est-ce vrai ? Est-ce faux ?

Le problème est, évidemment, que chacun de nous souffre de la négligence des autres, de leur paresse de conscience, mais se rend mal compte de celle dont il est coupable.
Il n'appartient donc à personne de faire la leçon sur ce chapitre, mais à chacun de se demander où, dans son propre domaine, il permet à la paresse de conscience de s'installer, et pourquoi il y cède.
Il faudrait probablement rechercher fort loin pour trouver ce qui a entraîné cette subtile dégradation collective, dont les effets visibles sont si frappants lorsqu'on revient d'Amérique, d'Angleterre, d'Allemagne, ou me dit-on de Russie.
Il suffit de se promener dans une rue parisienne. Trottoirs sales où personne ne se retient de jeter un mégot, un vieux papier... Volets crasseux. Un magasin affiche : ouvert de 9 heures à midi. 9 h. 10 : la porte reste close. Entrons dans un café pour téléphoner. La porte de la cabine ne ferme pas. Le loquet est cassé. Les murs sont couverts de gribouillages. Et ne parlons pas de l'odeur qui règne aux alentours du téléphone. Se laver les mains ? Savon inconnu.
Demandons un café. Le garçon est volontiers aimable, bavard. Pourquoi sert-il de telle façon que votre soucoupe est automatiquement transformée en bain de pieds ? Sur trois billets qu'on vous rend à la caisse, deux sont déchirés.
Dehors, un monsieur descend de voiture. Il s'est rangé de telle sorte qu'il bloque le véhicule placé devant le sien. Ses chaussures ne sont pas cirées. La poche de son vest-on bâille, déformée.
9 heures et quart. Ah ! le magasin est ouvert. La vendeuse est charmante. Elle vous avait dit : « Revenez mercredi, j'aurai l'article que vous désirez... » et elle ne l'a pas ? Ce n'est pas sa faute. Le fabricant n'a pas livré. Pourquoi ? N'en demandez pas trop. D'ailleurs il n'avait peutêtre pas promis sa livraison pour mercredi mais pour vendredi.

Une cliente fait sans hésiter un achat important. Son tailleur sort visiblement d'une bonne maison, et cette petite tache sur son revers vient peutêtre de se produire. Elle ouvre son sac pour payer, d'une main qui porte une belle bague, mais qui n'a pas peur d'écarter un mouchoir douteux pour trouver un billet de 10.000 francs.
La vendeuse n'a pas de monnaie. Une vieille coutume. Toujours charmante, elle va en chercher dans le magasin voisin. En l'attendant, la cliente se repoudre. Saluons sa houpette chauve avec le respect que l'on doit aux reliques. En attendant que revienne la vendeuse, elle fouille
par-ci parlà. Vous avez fait tomber quelque chose, madame. Ah oui ? Tiens c'est vrai. Elle ne se baisse pas pour ramasser l'objet. Mais que fait cette gracieuse vendeuse ? Un bout de causette avec la caissière d'à côté. On n'est tout de même pas des esclaves. Et puis pour ce qu'on est payé ! Elle ne le dit pas et, à cet instant, peutêtre qu'elle n'y pense, pas. Mais elle fait comme tout le monde... Comme son patron qui a laissé pendant trois mois son enseigne lumineuse en deuil d'une lettre... Comme l'électricien qui. une fois convoqué, est venu huit jours après... Comme ses clientes qui, en sortant, ne referment pas la porte... Comme le voisin qui ne renvoie jamais l'ascenseur.
Elle fait comme vous, elle fait comme moi, elle fait comme les huit millions de Français (sur vingt-six) qui ne se sont pas dérangés pour voter, le jour où on les consultait sur la Constitution qu'ils allaient se donner, et qui gémissent aujourd'hui parce qu'elle est détestable.
La paresse de conscience, la négligence provient toujours du refus devant un effort. Mais qu'est-ce qui déclenche ce refus chez tant d'individus qui, par ailleurs, ne sont nullement paresseux ?

Il semble qu'on puisse y déceler trois sortes d'attitudes psychologiques différentes :
— Les premiers vivent dans la certitude que l'effort est un impôt qu'ils sont seuls à payer. Ils sont tout prêts à croire que les autres sont propres sans se laver, prospères sans travailler, instruits sans apprendre, triomphants sans risque. Ils attendent le miracle qui, pour eux aussi, éliminera l'effort.
Que le miracle ne se produise pas semble ne jamais leur donner à penser qu'il n'y a peut- être pas de miracle.
Allons, allons, n'essayez pas de leur raconter des histoires et que vos jours ont le même nombre d'heures que les leurs.
Non. C'est pour eux seuls que l'eau est froide, que les réveils sonnent, que les métiers exigent un apprentissage, que les kilomètres ont 1.000 mètres, les kilos 1.000 grammes et la langue allemande quatre cas. Ils sont seuls victimes d'une injustice chronique.
Figés dans cette position, ils refusent l'effort, que les véritables victimes des véritables injustices accomplissent — comme si, agissant ainsi, ils punissaient le destin et lui disaient : « Ah ! tu ne veux pas te montrer pour moi doux et facile ? Et bien alors, je ne joue pas. »
Et renonçant à gérer leur propre capital de chances et de dons, ils dressent inlassablement l'inventaire des biens des autres pour critiquer d'ailleurs le plus souvent l'usage qui en est fait.
Prenez un jour le temps d'écouter les conversations partout où vous pourrez les surprendre. De les écouter au lieu d'y participer.
Vous constaterez combien elles sont souvent nourries de jugements portés sur les autres, de considérations sur leur conduite, sur leur apparence. Il a tort... Elle devrait... Comment ne comprend-elle pas... Avec le talent qu'il a... Avec les moyens qu'elle possède.. Vous devriez bien lui dire... Si j'étais à sa place...
« Si j étais à sa place » est une phrase que
l'on entend dix fois par jour et qui donn.- irrésistiblement envie de demander :
— A propos, si nous parlions un peu de ce que vous faites, vous, à votre place ?

Cet intérêt bavard que nous portons aux autres, ces conseils dont nous sommes prodigues, on aurait tort de croire qu'ils relèvent de la bienveillance ou de la malveillance. ILs traduisent surtout cette paresse de conscience qui conduit à user de ses facultés critiques et de sa clairvoyance là où elle ne commandera pas de passer à l'action.
Exemple sommaire : dire à une amie : « Tu devrais maigrir... Tu devrais être plus sévère avec tes enfants... Tu devrais dominer ta jalousie... » Voilà des paroles que chacun de nous a toujours la force de prononcer. Elles occupent l'esprit, meublent le temps ; leur brouhaha recouvre commodément la petite voix intérieure qui vous dirait : « Et moi ? ».
Exercer sa clairvoyance à ses propres dépens, voilà, qui ne consisterait plus à parler mais à agir. Entreprendre un régime et le poursuivre, affronter ses enfants, maîtriser ses nerfs : autant d'efforts.
Alors, en prodiguant critiques et conseils on substitue à l'action l'illusion de l'action, ce qui est la façon la plus courante de manifester la paresse de conscience.
L'honnêteté oblige à dire qu'il ne s'agit pas là d'une propension spécifiquement féminine, bien au contraire.
Habituées aux travaux ménagers, les femme les plus enclines à confondre l'agitation avec l'efficacité et le bavardage avec l'action savent profondément qu'on ne cuit pas un œuf à la coque en émettant une brillante théorie sur la façon de procéder. Il faut, à la fin, prendre l'œuf, le mettre dans l'eau, allumer le feu sous la casserole et surveiller la montre.
Aussi, dans l'exercice matériel d'une profession, sont-elles généralement beaucoup plus précises que les hommes si prompts, lorsqu'on leur demande un œuf à la coque, à oublier d'allumer le gaz pendant qu'ils vous expliquent combien cette basse et facile besogne est indigne de leurs capacités.

Que ne remplacet-on, dans les écoles, les panneaux par lesquels on apprend aux enfants que « l'oisiveté est mère de tous les vices », et que « l'argent ne fait pas le bon - heur », par ces deux phrases de Valéry :
« Continuer, poursuivre quelque chose, c'est lutter contre tout. »
« Qui veut faire de grandes choses doit penser profondément aux détails. »
Les détails ne comptent pas moins pour faire de petites choses.
— Ah ! me disait sans rire, hier, un jeune journaliste, si on me confiait un grand reportage, on verrait de quoi je suis capable. Mais écrire, sans les signer, cinquante lignes dont trente seront coupées et dix transformées, ce n'est pas encourageant, je vous assure.
Après quoi, l'incompris me remit avec trïns heures de retard ses cinquante lignes. Un papier chiffonné, raturé, manuscrit, écrit en charabia et où manquaient plusieurs des renseignements qui lui avaient été demandés.
Ce jeune homme est intimement persuadé que s'il se promenait en avion à travers le monde, s'il disposait d'une secrétaire et si l'on connaissait ses mérites, il apprendrait subitement l'ordre, l'exactitude, le français et la conscience professionnelle. Sans compter que les renseignements lui arriveraient tous seuls, fascinés sans doute.

Dans dix ans, il fera un aigri de plus. Et un misogyne sans doute qui vous entretiendra gravement du péril que représente l'infiltration des femmes dans la vie active.
En revanche, les hommes d'action sont de plus en plus nombreux qui recherchent la collaboration féminine.
Un grand producteur de la radio, rentrant de vacances et constatant qu'en son absente aucun des projets élaborés n'avait pris matériellement consistance, m'a avoué :
_ Si j'avais moins d'hommes et plus de femmes dans mon équipe, nous aurions peut- être moins d'idées, mais au moins seraient-elles réalisées.
Est-il impossible d'espérer qu'au lieu de propager la paresse de conscience, la concurrence féminine encourage les hommes à se surpasser, ce qui serait une meilleure manière de démontrer leur supériorité ?
_ Une autre fraction de négligents agissent par bravade. Avec eux, « ça n'a pas d'importance » ou bien '' ça s'arrangera ''
Leur conscience paresseuse, ils la calment en se persuadant qu'ils se débrouilleront toujours pour redresser la situation. Il leur arrive d'y mettre une sorte de. point d'honneur. Les aviateurs français passent, à l'étranger, pour être spécialistes de cette attitude.
Ceux-là aussi croient au miracle, mais au miracle qu'ils accompliront eux-mêmes. C'est
leur façon à eux de se sentir supérieurs.
Ce sont les hommes qui jettent leurs allumettes enflammées, qui laissent leurs radiateurs éclater faute d'antigel, et dont il ne faut pas attendre de réponse à une lettre.
Pour ceux-là, consciencieux est synonyme de faible d'esprit.
— Une troisième catégorie d'individus s'installent dans la paresse de conscience parce qu'ils y trouvent un sombre confort, et une excuse préventive aux conséquences de leur inertie.

A quoi bon ? se disent-ils. Le but est si loin, et je suis si faible. La marge est si grande entre ce que je peux et ce que je veux...
A quoi bon laver mon peigne pour le mettre dans un vieux sac usé que je ne peux pas remplacer ? A quoi bon passer des examens puisque Untel, qui est diplômé, ne trouve pas de travail ? A quoi bon me révolter puisque les autres sont les plus forts ? A quoi bon apprendre à danser puisqu'on ne m'invitera pas ? A quoi bon m'appliquer puisqu'on ne m'augmentera pas ?
Un jour que je me trouvais dans des studios d'enregistrement, butant pour la centième fois contre un pas de porte mal placé, je demandai :
— N'y aurat-il donc jamais quelqu'un dans cette honorable administration pour convoquer un menuisier et faire arranger cette porte où cent personnes trébuchent tous les jours ?
— Ah ! me répondit-on, à quoi bon ? C'est tout l'immeuble qui est insuffisant. Pensez donc que les services de la radio sont dispersés dans 25 immeubles qui...
Soit. Mais en attendant, si on arrangeait cette porte ?
« A quoi bon » est le début d'une longue chaîne qui aboutit au « A quoi bon voter puisque ce pays n'est même plus capable de faire repeindre des commissariats dont les murs déshonoreraient une bourgade des Balkans ? »
Soit. Alors, si l'on est conséquent avec soi- même, il faut se coucher et se laisser mourir.
A quoi bon ? A peu de chose certes, à soi- même, parcelle infime mais agissante d'une collectivité. C'est la somme de ces parcelles qui fait une famille, une entreprise, une nation.
Cette paresse de la conscience, la plus familière aux femmes, est souvent d'origine physiologique. On ne leur dira jamais assez combien de désespoirs sont hépatiques, combien d'états d'âme sont abdominaux, combien de découragements sont glandulaires.

Mais cette posture psychologique n'est-elle pas moins faite de manque d'espoir que de la nécessité de se prouver que l'on a raison de se laisser glisser ?
Le véritable désespoir n'engendre pas la résignation, mais la révolte, donc l'action.
C'est la paresse de conscience qui engendre l'apathie, la démission, l'indifférence fondamentale avec laquelle nous laissons se dilapider nos biens.
Chacun de nous est le gérant d'un domaine, celui qui lui est remis le jour de sa naissance puis repris.
Entre ces deux instants s'écoule la vie.
Dieu, bon prêteur, réclamet-il des comptes quand nous lui présent-ons le bilan d exploitation ? Si je me refuse pour ma part à croire que Sa miséricorde n'est pas infinie, je n'ai sur ce point que les plus humbles lumières et mon propos n'est pas ici d'en discuter. La meilleure manière de se préparer aux délices de la vie éternelle, d'autres se chargent depuis des siècles d'en instruire les chrétiens comme les bouddhistes.
Mais ces perspectives ne me paraissent pas, je l'avoue, de nature à justifier la négligence avec laquelle nous gérons notre vie provisoire.
Ne parlons même pas de l'essentiel, du monsieur qui roule avec des freins douteux, de la dame qui dort avec une salamandre dans sa chambre.
La Société du Gaz de France a enregistré cette année 1.432 accidents par le gaz. 93 % de ces accidents sont imputables à la négligence. On serait curieux de savoir le temps que l'un des 237 morts par asphyxie avait passé ce jour-là à dire ou à penser « A quoi bon ? » ou « Je suis une victime de la société », alors qu'il eût été bon, justement, de surveiller le gaz, et que la société n'asphyxie pas ses victimes, même lorsqu'elle les maltraite fort.

Négligence et paresse de conscience nt sont jamais fondées sur de bonnes raisons, et ne mènent jamais qu'au pire. (Entre autres détails purement matériels : à 1.568 incendies sur 4.500 à Paris seulement, en 1952, à 40.000 feux de cheminées qui coûtent ensemble 6 milliards par an à la France).
C'est pourquoi, partout où l'on s'y heurte, il faut admettre, en soi, et chez les autres cette mauvaise maladie, cette insidieuse paralysie.
Aussi embrouillée que soit notre pelote de ficelle personnelle, est-ce une solution pour la débrouiller que de la refuser, de se mêler de celle des autres, ou d'y renoncer ?
C'est encore Valéry qui a écrit, je crois : « Un grand homme est une relation particulièrement exacte entre les idées et une exécution. »
Je souhaiterais, pour ma part, que chacun de ceux qui se voudraient grands — et qui se veut petit ? — cherche à être, là où il se trouve, là où il peut agir, là où le sort l'a mis, une « relation particulièrement exacte » entre ses idées et leur exécution. Même si ses idées ne sont pas les miennes. Même si leur exécution me dérange.
Voilà qu'en écrivant « je crois », au lieu de vérifier les termes de cette citation, j'ai faill être négligente.
Trouverais-je indigne de moi, par hasard, le travail qui consiste à feuilleter quelques livres jusqu'à la retrouver ? Ridicule.
Me seraisje dit inconsciemment : '' Ça n'a pas d'importance... personne ne s'en apercevra... ? ''. Imprudent.
Aurais-je pensé : « A quoi bon faire l'effort d'une vérification puisque de toute façon un article de ce genre est un coup d'épée dans l'eau et que cette phrase sera oubliée sitôt lue ? » Commode.
Mais voilà exactement comment, perfide, s'insinue la paresse de conscience.
F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
Elle