L'organisation du pouvoir en URSS, leur amour pour la France
« Moscou, ce n'est pas du tout comme on l'imagine. Et pour commencer à comprendre la Russie, il faut d'abord y avoir rencontré le froid. » Telle est la première impression qu'a éprouvée Françoise Giroud arrivant en U.R.S.S.
« Moscou, plaque tournante d'un nouveau monde »
Après dix jours de promenades, d'investigations et d'entretiens, Françoise Giroud vous raconte ce qu'elle a découvert à Moscou, plaque tournante d'un nouveau monde totalement étranger au nôtre, capitale d'un pays qu'il lui paraît aberrant de vouloir sur n'importe quel point, comparer à la France.
« Je me trompe peut-être, dit-elle, mais j'écris librement et sincèrement. Voici ce que, moi, j'ai vu dans les maisons des Soviétiques et ce que j'ai cru voir dans leur tête. »
« Si vous voulez prendre contact avec un général de corps d'armée, demandez à la femme de ménage. On ne sait jamais... Il est possible que ce soit son fils... ».
Le Français, communiste, de passage à Moscou, qui me lance en riant ce conseil pour me signifier en raccourci l'état de la société soviétique, tâte du bout de la langue le vin rouge que nous sert un maître d'hôtel en habit, et fait la grimace. Tout communiste qu'il soit, nous allons tomber, c'est évident, dans les lamentations d'ordre gastronomique. Il y a du caviar, bien sûr, et ici ce n'est pas un luxe. Quelque chose comme les huîtres en France. Mais « encore du caviar », dit-il, mi-plaisant, mi-sincère.
Le militaire haut gradé que j'ai vu était maréchal. Il s'appelle Boudienny. Il est célèbre. Avec sa grosse moustache grise à crocs, il ressemble à l'idée que l'on se fait du général Dourakine. Nous sommes dans le salon d'une ambassade étrangère.
Les femmes des diplomates sont ostensiblement habillées « à l'européenne », décolletées, chapeautées. On entoure le maréchal Boudienny. Il raconte qu'il est en train d'écrire ses Mémoires, comme tout le monde. Mais ce n'est pas lui qui fait pôle d'attraction. C'est son interlocuteur.
Une grappe humaine
Dès que celui-ci se déplace, une grappe humaine se déplace avec lui, buvant ses paroles, provoquant ses reparties. Et le maréchal reste seul, sagement, dans son coin. Le pouvoir est civil. Et le pouvoir, c'est ce petit homme magnétique, à la nuque puissante barrée de bout en bout par une ride horizontale, si profonde qu'on dirait une cicatrice. C'est Nikita Khrouchtchev.
Tout le monde connaît son visage et sa silhouette compacte, pour les avoir vus au moins à l'écran. De tout près, il se ressemble, mais comme une ampoule allumée ressemble à une ampoule éteinte. L'humeur est joviale, l'œil, espiègle et rusé, pétille. Il impressionne — comme l'éléphant du Jardin des Plantes. Par une sorte de solidité massive et débonnaire, dont on se dit qu'elle pourrait en un instant, devenir redoutable.
« K » est visible
Deux ambassadeurs étrangers me feront à son sujet la même remarque :
— Quand je demande une audience à M. Khrouchtchev, je l'obtiens dès le lendemain. Au plus tard le surlendemain. Je le vois dans son bureau, au Kremlin, tranquillement. Et il dispose de tout le temps nécessaire pour m'entendre.
« Quand j'en fais autant dans mon propre pays, le Premier ministre n'a jamais une minute. Et, le voit-on, c'est comme un homme débordé, qui n'a pas eu le loisir de s'informer à fond du problème abordé.
Cette organisation, fondée sur les cadres du Parti, je ne prétendrai pas en avoir percé la structure dans son détail. Mais elle étonne assez ceux qui ont affaire au chef de l'U.R.S.S. pour la mention...r.
Assailli de questions, il répond par des bourrades, des boutades.
— Est-ce que vous croyez que je suis pire ou meilleur que le diable ?
Je ne crois rien. Le diable, je l'ai vu, étendu dans son sarcophage transparent, un étrange sourire plissant ses yeux clos, montrant ses mains fortes où la vie semble encore courir. Staline. Pourquoi est-il interdit de stationner devant le diable, de s'attarder un peu dans la crypte où défilent, inlassablement, des hommes et des femmes venus de tous les coins de l'U.R.S.S. ?
Il fallait que ces mains fussent de fer
Les images que font lever, dans la mémoire et dans l'imagination, le visage et les mains de Staline immobilisé dans la mort se bousculent. On voudrait les retenir, les trier. Mais c'est fini, Circulez. Puisqu'on vous dit qu'il est mort, que tout cela est terminé, liquidé, que pour faire passer l'U.R.S.S. en quarante ans, de l'âge de la charrue à l'âge atomique, il fallait que ces mains fussent de fer et ne craignent pas le sang. Mais c'est fini.
Dans le sarcophage voisin, Lénine, avec son visage mince et triangulaire d'intellectuel, semble infiniment moins présent et moins redoutable. Et puis, il ne sourit pas. On m'a raconté ici que lorsque Tito a visité le mausolée, il s'est arrêté devant Lénine, il a salué, puis il est passé devant Staline sans le regarder.
Inutile d'interroger, de discuter. Personne ne souhaite parler de Staline. Son effigie est rare. On la voit encore, en mosaïque, dans le mur d'une station de métro, à la gare de Biélorussie. Mais partout, c'est le buste de Lénine, la photo de Lénine, les citations de Lénine qui ornent les monuments publics.
— Moi, me dira cependant une femme âgée qui appartient à l'« Intelligentzia », moi, j'avoue que je l'aimais.
Sa phrase est tombée dans le silence. Personne ne l'a contredite. Personne ne l'a approuvée. On a changé de conversation.
Bon. Mais aujourd'hui, que pensent-ils de leur régime et de leurs chefs, les Soviétiques moyens ? On me répondra que s'ils en pensaient du mal, ce n'est pas à moi qu'ils l'auraient confié. Bien sûr. Mais quitte à les choquer, et à choquer du même coup leurs adversaires, je dirai que ceux que j'ai vus m'ont donné l'impression de se conduire à cet égard comme les Américains : c'est-à-dire de ne jamais songer à contester que leur système est le meilleur et qu'il porte l'avenir et que, même s'il faut l'amender, le redresser, le transformer sur tel point, il y a lieu d'en être fier, de ne jamais le remettre en question et de le défendre contre toute atteinte.
« Ça ira encore tellement mieux »
A partir de là, il y a, comme dans toute société, des conservateurs et des progressistes, des durs et des libéraux, ceux qui regrettent et qui redoutent la détente des esprits et l'appétit de bien-être survenus depuis Khrouchtchev, ceux qui ont gardé, par tic ou par conviction, des réflexes de méfiance, de prudence. Certains les appellent ici des « faces rondes ». Et il y a, en effet, un type physique de Soviétique au visage clos correspondant à l'idée que l'on se fait de l'homme qui peut dénoncer son père ou tirer quelques balles dans quelques nuques.
Et puis, il y a tous les autres, la masse des autres, qui disent simplement :
— Ça va tellement mieux... Et ça ira tellement mieux. Si nous n'avons pas la guerre... Pourquoi les troupes allemandes sont-elles revenues en France?
Cette question, ils la posent tous. L'ouvrière d'usine à laquelle je demande :
— Vous vous intéressez à la politique ?
— Bien sûr. Et quand il y a un événement, on nous réunit, là, dans cette salle, pendant cinq minutes, pour nous l'expliquer.
— Que savez-vous de la situation actuelle ?
« Nous aimons la France »
Elle répond en parlant de l'Allemagne, comme le directeur de journal, le violoncelliste, le guide de musée, l'étudiante, le feront. Et, invariablement, chacun ajoute :
— Nous aimons tant la France...
— Demandez à un enfant dans une école rurale ce qu'est le Louvre, et il saura vous répondre, dit l'une.
— Demandez ce qu'on lit chez nous (disques et livres, très bon marché, sont à la portée de tous et largement diffusés), et vous découvrirez que l'ensemble de notre peuple connaît mieux votre littérature que les Français eux-mêmes.
Le fait est que, pour me faire comprendre qu'elle me montrait la façade d'un grand magasin, une femme simple m'a dit :
— Bonheur des dames, vous comprenez ? faisant allusion au roman d'Emile Zola sur l'histoire d'un grand magasin.
Cet amour tout le temps exprimé de la France, quelle part contient-il de sincérité, de sentiments créés dans l'esprit populaire, et de politesse ?
Un haut fonctionnaire m'a répondu :
— Soyons réalistes. Il n'y a aucun conflit d'intérêts entre ces deux pays. Et nous, Soviétiques, avons tout intérêt à ce que, en Europe, ce soit la France la plus forte et non l'Allemagne. C'est une très vieille histoire. Alors, cette sympathie que vous rencontrez partout, ne la suspectez pas.
Mais quand j'essayerai d'expliquer à la bonne personne qui me fait visiter la crèche où les ouvrières d'une usine peuvent déposer leurs enfants en arrivant et les reprendre en partant, que cette organisation n'est pas une exclusivité soviétique, elle me regardera, incrédule.
De beaux enfants
Vraiment, en France, il y a des crèches ? Oui. Pas partout, pas assez. Mais souvent mieux tenues que celle-ci. Les enfants sont beaux et sains, l'atmosphère générale est... russe. Désordre, gentillesse, fantaisie, indolence qui ont résisté, qui résisteront sans doute à tous les régimes, à tous les systèmes, à toutes les faces rondes.
C'est un effort formidable qui a dû s'accomplir ici pour dominer la nature des hommes. Et on comprend mieux pourquoi le Parti, c'est-à-dire le cadre et les cadres qui conduisent à tous les échelons du pays (mais qui ne réunit que 7 millions de Soviétiques sur 210 millions), exalte avec obstination et par tous les moyens de propagande « le meilleur ouvrier », l'usine qui produira plus vite qu'il n'est prévu dans le plan septennal, l'équipe qui surpassera l'équipe voisine, le bon socialiste.
« Le droit de chacun »
Et pour comprendre que personne ici ne s'offusque de sentir l'œil permanent, vigilant, de la collectivité qui l'entoure dans son travail, dans son université, et qui intervient éventuellement dans sa vie privée pour que soit toujours suivi au plus près la chemin de la morale socialiste, il faut peut-être se rappeler que :
1) Les Russes n'ont pas connu ce que nous appelons « démocratie », en confondant ce terme avec une certaine notion d'indépendance de l'individu, avec la licence individuelle d'agir, en tout, comme l'on veut. Ils ne peuvent donc pas, fût-ce confusément, regretter un état dont ils n'ont pas la connaissance ;
2) Cette appartenance permanente à la collectivité qui vous contrôle et vous guide, est doublée du sentiment très vif, chez les jeunes au moins, du « droit de chacun ».
J'ai vu un petit garçon de 9 ans qui a fait un scandale à l'école parce que le professeur lui avait donné une mauvaise note après l'avoir interrogé.
Il s'est levé, en classe, et il a dit :
— C'est injuste... On ne m'avait pas appris cela !
Il a refusé de retourner à l'école, si son « droit » n'était pas respecté et reconnu. Et ce pourrait être là aussi une histoire américaine.
Conscience collective
3) Encore une fois, je vais choquer de tous les côtés. Tant pis. Il y a, dans cette pression du cadre communiste sur l'individu pour qu'il respecte la morale socialiste et qu'il vise toujours à devenir meilleur, quelque chose qui évoque irrésistiblement la communauté religieuse.
Simplement, si les commandements de la morale en cours ne sont pas, à la fin, sensiblement différents des fondements de la morale chrétienne à son origine, on ne craint pas d'offenser Dieu en divorçant par exemple quand on a des enfants (sans enfant : aucune critique), ou en pratiquant l'adultère (impossible en hiver, plaisantent certains. Où ?... Et l'hiver est long !). Ce qui importe, c'est de ne pas contribuer, par le comportement individuel, à affaiblir la collectivité.
Et c'est là une attitude qui va très loin. Il ne me semble pas exagéré de dire qu'elle substitue au libre arbitre une sorte de conscience collective dirigée, à la pression de laquelle il paraît impossible que l'on puisse, citoyen soviétique, échapper.
Que les Soviétiques ne souhaitent pas y échapper, je le crois aussi. C'est autre chose.