Retour sur scène d'Yves Montand. Retrace son parcours de vie, son attachement au communisme
Ce sera parfait.
On peut lui faire confiance, à Montand, il connaît la musique. Ce sera parfait. N'empêche qu'en entrant, le 13 octobre, jour anniversaire de ses soixante ans et soir de générale, sur le plateau de l'Olympia à Paris, il tremblera sur ses grandes jambes. Sinon, où serait le plaisir ? Le sien, veux-je dire, où serait le plaisir sans le risque ?
Avec le public de sa génération et de la suivante, qui ne l'a pas vu en scène depuis treize ans, il n'en court guère. Nostalgie, nostalgie, le coeur chancelle quand les souvenirs s'amoncellent, qu'elle était belle ma vallée, qu'elle était belle notre soirée...
Avec ceux qui sont dans leurs vingt ans, allez savoir... Il en faut peu pour faire ringard, ancien combattant de la guerre froide voyez mes blessures.
C'est dans une livraison du « Débat » qu'un jeune intellectuel de gauche, commentant un article où Jorge Semprun écrivait : « La pierre de touche d'une pensée de gauche est aujourd'hui l'attitude critique envers l'U.R.S.S. », constatait « l'effet de génération », selon ses propres termes. L'U.R.S.S., étoile polaire et patrie de la gauche, pour ce jeune homme ça n'avait jamais existé. La question était réglée avant qu'il se mette à penser. Son point de référence, c'est la Chine de Mao et Mai 68.
Pour Montand, la question était réglée quand il était encore dans le ventre de sa mère — mais réglée dans l'autre sens. Et on ne s'en remet jamais d'avoir perdu sa patrie, on se réunit entre exilés, on radote un peu...
Sur ce point aussi, on peut lui faire confiance. Il n'y aura rien de trop dans son récital, sur ses illusions dissipées. Il sait tout de son métier, comment il faut doser le grave et le léger, la tendresse et l'humour sans jamais oublier la règle de trois du chanteur de fond : l'Amour, Paris et la Liberté. Employée en rose, en gris ou en noir, c'est selon, mais obligée.
Il l'observait déjà le soir de 1945 où, bel animal marron et noir de sexe mâle éclatant de vitalité, il a fait monter le pape au cocotier. Le pape du musichall, Maurice Chevalier, celui qui tâtait à tâtons les petits tétons de Valentine. Une gloire. Il est dans le dictionnaire. Une place de Paris porte son nom.
Personne n'a été, n'est, ne sera jamais aussi populaire dans tous les sens du terme que Maurice Chevalier, mieux accordé à la sensibilité de son temps. Il n'est pas tombé du cocotier parce qu'il y était solidement accroché ; mais, ce soir-là, on a su que son successeur était né et que, s'il ne faisait pas de bêtises...
Il sortait des petites mains de Piaf. Fameuse école. Et, au-delà, de la misère. Excellent, la misère, et pas seulement pour les biographies ; il en reste toujours quelque chose de livide sous le fond de teint du succès. Au-delà encore, il sortait de Toscane. C'est un Rital, Montand, Ivo Livi pour l'état civil, né un vendredi 13 comme il est devenu ardu de l'ignorer tant son histoire a été rabâchée sur deux continents et peut-être au Japon.
Le père, antifasciste persécuté fuyant l'Italie de Mussolini à pied, échouant à Marseille, travailleur immigré peinant dans une huilerie, la famille le rejoignant en charrette, les trois enfants se partageant un œuf pour dîner, Ivo devenu Yves à la communale — « fait le pitre en singeant les dessins animés » —, livreur à onze ans dans une fabrique de pâtes alimentaires, apprenti coiffeur — il a son C.A.P. —, manœuvre, aide-docker, chômeur... Tentant sa chance, parce qu'il amuse ses copains en imitant Chevalier et Charles Trenet, à cette foire aux débutants qu'est l'Alcazar de Marseille, s'accrochant, montant à Lyon, puis à Paris... Cinq ou six années de petits succès médiocres et de « style américain » jusqu'à ce que Piaf l'en extirpe, le fasse travailler, lui enseigne tout ce qui se peut apprendre... Ce qui ne s'apprend pas, il l'a toujours eu, la musique dans la peau et la présence en scène, une présence forte. On l'écoutait même quand on ne comprenait pas ce qu'il chantait avec ce drôle d'accent qui n'était même pas méridional.
Le soir où, au Théâtre de l'Etoile, il reçut à vingt-cinq ans le sacre de Paris, ce qu'il s'en foutait de la politique ! Et la salle donc... Et Piaf, cachée, toute menue, dans les plis du rideau de scène, jurant de ne plus boire pendant un an s'il décrochait le premier rôle des « Portes de la nuit »... Et les filles qui cassaient les vitrines du théâtre pour voler ses photos... Quand on lui demandait sa signature, en ce temps-là, ce n'était pas au bas d'une pétition.
Ce qu'il chantait, c'était le soleil qui se baguenaude, les valses qui rôdent, le cœur plein de poèmes, ma gosse ma petite môme tellement que je t'aime j'ai envie de pleurer... Mon usine à Puteaux où ça fait bien trois cent soixante jours de long que je visse le même boulon mais ça ne m'empêche pas de chanter vive la vie même si quand je touche ma paye à la fin du mois je sais qu'il y a des gens plus riches que moi...
Vélo, boulot, dodo mais content avec ça. Goguenard comme il fallait pour brocarder « les gens bien » et ceux qui, comme lui, n'étaient pas « bien ». Le bon prolo gai, quoi...
Gai ? Sur scène, il s'éclatait. Le musichall, ce n'est pas la télé, qui c'est çui-là qui gueule, baisse le son, on va déranger les voisins. Le musichall, c'est une salle bourrée, frémissante, cruelle, qui attend son plaisir et ne pardonne pas si elle en est frustrée, qui hurle quand elle
est comblée, qui bisse, qui trisse, c'est l'encens tous les soirs renouvelé, c'est l'ivresse narcissique à son acmé. Il l'éprouvait ; et, bien sûr, c'est cette ivresse-là qu'à l'Olympia il veut retrouver.
Ivre de son succès, oui, mais gai ? Hors de scène, il était comme un grand chien inquiet, mettant soigneusement de côté la moitié de ce qu'il gagnait, l'autre moitié divisée un quart pour la famille l'autre pour lui, timide, déconcerté.
Après l'avoir enfanté, Piaf l'avait largué. C'est ce qu'elle avait encore à lui donner, cette souffrance-là.
Gai ? Au musichall, oui, ça marchait, ça galopait. Mais, au cinéma, « les Portes de la nuit » s'étaient écrasées avec bruit. Le film, dirigé par Carné, avait été conçu et écrit par Jacques Prévert pour Gabin et Marlène Dietrich. Montand n'y était pas mauvais, il était pire. Emprunté. A côté de ses souliers. En fait de sous-Gabin, il avait l'air d'un coiffeur italien.
Après, ce fut le désert. Parlait-on de lui dans les milieux du cinéma, comme il l'a raconté plus tard, en disant qu'il était « consciencieux mais con comme un chanteur » ? Non. Personne n'ajoutait : comme un chanteur.
Les films qu'il a tournés ensuite, inutile d'en parler.
En 1953, il est de nouveau au Théâtre de l'Etoile, où il va tenir l'affiche pendant six mois, au mieux de sa forme.
Il a changé. Elle l'a changé, la panthère aux yeux bleus rectangulaires qu'il n'en revient pas d'avoir apprivoisée et qui s'appelle Simone Signoret, si belle, si blonde, « et elle parle trois langues, vous savez », et elle connaît Sartre, et elle a divorcé pour l'épouser. Il est fou amoureux, épanoui, heureux, enrichi d'amitiés, de lectures, voyageur sans bagages qui a passé la frontière derrière laquelle on sait qui sont Bergson et Mallarmé.
Comment les enfants qui ont la chance de pouvoir étudier refusent-ils d'apprendre ? Aujourd'hui encore, moralement, il les giflerait !
Jacques Prévert lui a donné quelques perles. Les feuilles mortes qui se ramassent à la pelle, les enfants qui s'aiment et ne sont là pour personne, le petit cireur de bottes de Broadway qui passe au blanc d'argent les espadrilles de la lune et les souliers vernis de la nuit, Barbara, qu'il récite sans musique, rappelle-toi Barbara il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là, ah ! Barbara, quelle connerie la guerre...
Son spectacle est superbe, bien composé, il fait rire, il fait rêver et « c'est si bon », noue le bouquet, c'est si bon de rire et de rêver.
Dans quelques chansons-sketches, il se montre si aigu en dessinant un personnage que le grand comédien est là, c'est éclatant, même si Henri-Georges Clouzot, qui ferait jouer une borne, n'en a pas tiré, dans « le Salaire de la peur », tout ce qu'il peut donner, même si douze années lui seront encore nécessaires pour qu'il trouve son emploi, sa stature, sa dimension, et le naturel suprême de ceux qui l'ont conquis sur leur timidité.
L'ennuyeux, à l'époque, c'est qu'il est aussi bigot, dévot, cagot, stalinien en un mot. Pas en scène, jamais en scène. On trouve bien dans je ne sais quelle chanson des années cinquante des lendemains qui chantent dans l'aurore, des victoires enfantées par les leçons de l'histoire, l'espoir des foules et la liberté pour laquelle on est prêt à mourir. Debout, on l'a deviné. Mais, entre « elle a des yeux c'est merveilleux » et « j'aime t'embrasser parce que t'as la peau douce », le couplet ne tire pas à conséquence. Ce n'est pas sur scène qu'il est ennuyeux, c'est en privé.
Des communistes, dans ces années-là, ça ne manquait pas. Dans son living ou son salon, chacun avait le sien ; ça n'empêchait pas la conversation. Mais lui, justement, n'était pas communiste de salon. Il l'était de naissance et il avait une grande gueule qu'il ouvrait peu, il est vrai, c'était plutôt Simone qui parlait. Et quand elle se taisait, l'expression « fusiller du regard », c'est pour elle qu'il eût fallu l'inventer.
Camus ? Un salaud. Koestler ? Une ordure. Tito ? Un traître. Rajk ? Un agent du capitalisme ; d'ailleurs, il a avoué, qu'est-ce que t'as à dire ?
Comme ils en étaient sûrs... Et avec eux des hommes et des femmes plus illustres dans l'ordre de la pensée. Mais comme ils étaient heureux aussi... C'est difficile à imaginer, aujourd'hui, le confort que cela donnait d'être compagnon de route du P.C. dans la France bourgeoise. Le confort intellectuel, celui que Montand ne retrouvera jamais. Celui qu'il a dépouillé à Moscou, en 1956, après une tournée triomphale dans les pays de l'Est où les cendres de Budapest fumaient encore.
On ne va pas s'attendrir sur son sort. Foi perdue, il y en a qui s'en sont moins bien sortis dans leurs rapports avec eux-mêmes et d'autres qui ne s'en sortiront jamais, délabrés pour l'éternité. Simplement, son travail de deuil s'est accompli avec dignité. Il a assumé.
Quant à ses rapports avec le public, il n'y perdit ni un admirateur, ni une admiratrice, ni la vente d'un seul disque, pas plus que sa présence signalée dans telle ou telle manif ne lui en avait auparavant gagné. Il est de tradition, en France, de considérer les « frimants » avec une indulgence amusée ou agacée — il ou elle a donc besoin de publicité ? Ou d'un dégrèvement fiscal ? — quand ils se rangent trop ostensiblement sous une bannière politique. On s'intéresse plus volontiers à ce qui se passe dans leur chambre à coucher.
Aussi, vers 1959-1960, les relations de Montand avec Marilyn Monroe, nouées à Hollywood pendant les prises de vues de « Let's make love », eurent-elles sensiblement plus d'écho que la fin de sa liaison avec le P.C.
Il avait alors fait une conquête sinon plus savoureuse du moins plus fructueuse : l'Amérique s'en était entichée en l'entendant chanter, exploit dont, sauf erreur, il conserve l'exclusivité parmi les Français avec Piaf et Chevalier. Mais il ne réussit pas le doublé de Chevalier. L'écran, décidément, le trahissait. Après un « My Geisha » de triste mémoire, il restera trois ans sans tourner.
Difficile de dire ce qui, ensuite, s'est passé, ce qui s'est dénoué, ce qu'a apporté à l'acteur la maturité de l'homme, ce qu'il y a mis de volonté.
On a dit que sa vraie carrière, au cinéma, a
commencé en 1965 avec « Compartiment tueurs », un bon policier qui eut du succès, et il est vrai que CostaGavras, qui débutait dans la mise en scène, l'avait bien employé, bien dirigé. Leur collaboration future allait d'ailleurs être féconde. Mais l'alchimie d'un comédien est mystérieuse. A tort ou à raison, on serait tenté de croire que son amitié avec Jorge Semprun, autour de « La guerre est finie », tourné sous la direction d'Alain Resnais, a été tout autant décisive. Amitié gratifiante d'un intellectuel breveté pour un autodidacte, amitié libératrice d'un ancien stalinien comme lui, irrécupérable par la droite comme lui, grand bourgeois mais qui n'avait pas gravi son chemin de croix sur des canapés de velours.
En tout cas, incarnant l'ancien révolutionnaire espagnol de « La guerre est finie », Montand eut une consistance, une façon d'habiter son personnage qu'on ne lui avait jamais connue. Le sortilège était rompu.
La combinaison Costa-Gavras-Semprun-Montand se forma pour « Z », situé dans la Grèce des colonels, puis, en 1970, pour « l'Aveu », transposition cinématographique du supplice vécu et raconté dans le livre du même nom par le supplicié lui-même, Artur London, rescapé des procès de Prague.
Trente ans plus tôt, Arthur Koestler avait décrit, dans « le Zéro et l'Infini », le mécanisme du même supplice subi par Roubachov, nom sous lequel il désignait tous les « coupables » ayant fait aveu de leur ignominie contre-révolutionnaire aux procès de Moscou. Peut-être London avait-il dit, lui aussi : « Koestler, un salaud... » On n'entend jamais que ce que l'on veut entendre, on ne croit jamais que ce que l'on veut croire. Mais « l'Aveu » arrivait longtemps après
que le fameux rapport « attribué au camarade Khrouchtchev » eut déchiré les consciences rendues opaques par le besoin d'espérer.
Interpréter un tel rôle fut néanmoins, de la part de Montand, un acte de courage. Cette fois, l'homme et le comédien se confondaient, rien de plus dangereux dans une carrière. Et il savait qu'à partir de là il ne se passerait plus une interview sans qu'il soit interrogé sur sa trajectoire politique, questions auxquelles il lui faudrait répondre sans le truchement d'un dialoguiste, avec ses mots à lui.
La façon dont il a subi et dont il continue de subir cette épreuve a montré qu'il pouvait aussi être excellent dans son propre texte, avec son langage dru — « Nous avons été cons. Cons et dangereux » — qui n'est pas le moins efficace. Langage qui n'est pas celui des théologiens défroqués du communisme mais d'un homme droit s'exprimant avec netteté.
Il ne veut plus ni se tromper ni tromper. Terminé. Il n'assénera plus jamais à d'autres la vérité, un truc piégé. D'ailleurs, il ne sait plus où elle est, la vérité, sinon qu'on ne fait jamais mal quand on contribue à arracher un prisonnier à ses geôliers, un torturé à ses tortionnaires, des réfugiés à leur détresse, quand on se montre intransigeant avec les libertés dites formelles.
Là, oui, on peut compter sur lui pour qu'il y engage sa notoriété, même s'il est périlleux d'en trop user. Le vieux réflexe français n'est pas exténué qui fait chuchoter : celui-là, de quoi il se mêle...
Il continuera de s'en mêler, avec autant de sobriété qu'en autorisent des combats qui exigent, précisément, qu'on leur fasse de la publicité. Cela lui a donné une physionomie publique qu'il lui est agréable d'endosser après celles dont il fut longtemps affublé ; mais il n'a pas le goût de s'exhiber, cet homme dont la fonction sociale est de se montrer. Il fait son devoir, sans gaieté, méditant cette phrase de Scott Fitzgerald qu'il a notée parmi d'autres au hasard de ses lectures : « On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir et cependant décidé à les vouloir changer. » On devrait.
Il y faut de la santé, il en a. En devenant un bel animal gris, le bel animal marron et noir ne s'est pas ankylosé. C'est bon signe d'avoir eu envie de chanter. Il n'allait tout de même pas vieillir comme Gabin, qui ne se dérangeait plus pour voir les films qu'il tournait. Ou, comme d'autres, s'établir à son compte dans la production. C'est un artisan, Montand, pas un commerçant.
Dans le domaine du risque financier, d'ailleurs, il a le poker pour se distraire, ce jeu d'enfer qu'il joue avec huit partenaires, toujours les mêmes, n'ayant d'autre part rien à se dire.
Pas de danger néanmoins qu'il y laisse sa chemise. Seules les royalties que lui rapportent ses disques peuvent y être éventuellement dilapidés. Ces royalties sont considérables ? Oui. Et, indépendamment, ses vieux jours sont solidement assurés ? Oui. Objection ?
Puisque, à l'écran, il n'a plus rien à prouver après une série de succès même s'il a encore beaucoup à tourner, c'est au musichall où l'artiste travaille sans filet qu'il va flirter avec le Diable. Là où il peut se planter avec quelques textes à la mélancolie et à la mélodie trop sophistiquées peut-être...
Mais à l'Olympia comme au poker, il ne perdra jamais sa chemise, le paysan de Toscane. Il jouera sur la marge qu'il peut risquer sans compromettre ce qui assure sa sécurité : l'Amour, Paris et la Liberté.
D'ailleurs, il gagnera ; c'est comme si c'était fait.
Mardi, octobre 29, 2013
Le Nouvel Observateur
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Cinéma