FG pronostique quelques scènes émouvantes devant ces femmes qui s'approprieront peu à peu la mode émergente. Mutations et évolutions profondes dans la manière de concevoir la mode ces dernières années. Le vestimentaire tient du « moyen d'expression plutôt
Mollets bottés, cuisses gainées de collants noirs ou blancs, apparaissant et disparaissant dans la très haute fente d'une jupe longue, ce ne sera pas l'incarnation d'une rosière, la jeune dame qui surgira, à l'automne, des vagues de la mode.
Et puis il y aura l'autre, la personne comme il faut, celle qui s'habillera long sans tricher, consciencieusement, ravie de cacher à moitié des jambes qui ne gagnaient rien à être généreusement montrées, mais étonnée de prendre, du coup, dix ans d'âge.
Les irrévérencieux l'ont déjà baptisée « la petite sœur des riches », tant sa silhouette évoque aisément la dame d'oeuvres, même quand c'est un mannequin qui passe. Et pour peu que la chaussure soit lourde — ô tristesse — l'ensemble devient affligeant. Il faudra du temps pour que tout cela se mette en place, les volumes, les matières, les proportions, les accessoires.
En attendant, les femmes vont commencer à s'y frotter, précautionneusement, comme font toujours les Françaises. Et ce sera très joli. Pas ce qu'elles porteront, pas encore, mais cette façon qu'elles vont avoir d'apprendre à habiter de nouveaux vêtements, d'essayer de nouveaux gestes, de trouver une nouvelle démarche, de chercher leur aplomb...
C'est l'un des spectacles émouvants que donnent les femmes à ceux qui les aiment, cette hésitation, cette mal-assurance qui les saisit presque toutes quand il leur faut entrer dans une mode franchement différente, et qu'elles se disent : « De quoi ai-je l'air, mon Dieu ! de quoi ai-je l'air... » Mascarade. Or voilà qu'à peine elles ont maîtrisé l'art de croiser les jambes avec une jupe ultra-courte, et de ne pas les croiser avec un pantalon, tout est à recommencer. Changés les oripeaux de la mascarade. Et ce qui les attend à la fin de l'été tient en quatre mots : rien à se mettre. Pour une fois, ce sera vrai. Voilà le travail.
Alors, amusées — « Ce sera marrant » — ou résignées — « Il fallait bien que ça change » — que mettront-elles ? C'est tout le problème. Un problème qui met en jeu des intérêts sérieux. Le chiffre d'affaires global du prêt-à-porter féminin, en France seulement, était de 2 Milliards et demi en 1969, dont 500 Millions à l'exportation. Et le sort du textile lui est en partie lié.
Or plus on vend, plus on consomme, plus la mode se répand vite et dans toutes les couches sociales, plus c'est
un phénomène difficile à maîtriser économiquement.
Autrefois, on savait d'où il venait. Un jour, Bonaparte a convoqué son barbier et s'est fait la tête de Napoléon. Et tous les cheveux longs des hommes de son temps sont tombés. Un empereur, une favorite, une cour, puis plus tard une actrice célèbre, quelques femmes lancées qui tenaient salon, une duchesse de Guermantes, et hop ! le reste suivait. Le reste, c'est-à-dire un milieu restreint et ses fournisseurs.
Avant la dernière guerre, et encore après, pendant quelques années, la mode sortait d'une société étroite pour laquelle, à la fin, elle était faite. Christian Dior ou Balenciaga, par exemple, ne se sont jamais souciés d'habiller d'autres femmes que leurs clientes personnelles, qui, par définition, n'étaient ni très jeunes, ni très actives, ni habituées des trains de banlieue.
Dans leur sillage, on s'essayait à les imiter, les couturières faisaient des miracles pour réussir des copies plus ou moins fidèles, il y avait encore une ou plusieurs incarnations de « la femme élégante » que l'on photographiait dans « Vogue », rêveuse, devant sa cheminée, ou à Longchamp le jour du Grand Prix. Et Christian Dior pouvait déclarer, fermement : « Aucune femme ne sait s'habiller avant d'avoir 30 ans... »
Charabia. Ce qui se produit aujourd'hui, c'est exactement le contraire. La clientèle fortunée, donc bourgeoise, a perdu sa fonction de « guide d'opinion ». Elle ne décide ni n'entraîne plus rien ni personne. Elle suit, et parfois avec retard, les courants qui surgissent des classes dites moyennes, et singulièrement de la jeunesse de cette classe moyenne, qui a pour cadet de ses soucis de « savoir s'habiller ». Le plus puissant de ces courants, c'est la libération du cérémonial, la rupture avec les rites, la parure participant désormais du moyen d'expression plutôt que du moyen d'insertion.
Robes ou pantalons du matin, de l'après-midi, de cocktail, de dîner... Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? On devrait dire, aujourd'hui, robe pour être triste, robe pour être heureuse, pantalon pour une rupture, jupe pour montrer ses jambes, jupe pour les cacher, robe pour le jour où on a envie de se faire remarquer, pantalon pour celui où on a envie de rentrer sous terre...
Il ne faudrait plus demander : « A quelle heure porte-t-on ça ? Et où ? » comme s'y évertuent les rédactrices de mode un peu dépassées par les événements. Mais : « Avec quelle humeur porte-t-on ça ? »
Le talent — on peut même dire le génie — des grands couturiers français est qu'ils ont su capter ce courant, ces courants, car il y en a plusieurs, à un moment où l'on pouvait croire la haute couture française tombée définitivement hors de l'histoire. L'histoire de la mode. Masochisme. C'était en 1965. Ils tournaient en rond lorsque Courrèges vint. Cette minijupe qui traînait dans les rues de Londres, il sut d'un coup l'apprivoiser. Lui ne portait pas de cravate, il disait que les seins sont faits pour qu'on les voie, ronds et doux, et pas pour qu'on les soutienne, menteurs et pointus, qu'il faut être masochiste pour marcher sur des talons hauts, et pour se serrer la taille, que dans une robe il faut d'abord se sentir bien, décontractée. Sous le choc, Yves Saint-Laurent, puis Pierre Cardin, qui s'étiolaient dans le respect des traditions d'une couture si haute qu'on ne la voyait plus, se réveillèrent soudain et
se rappelèrent qu'ils étaient jeunes, créatifs et nullement obligés de jouer éternellement les héritiers respectueux de Papa Dior.
C'est à eux trois qu'ils ont tordu le cou à ce qu'on appelait l'élégance, et dont Chanel aura été la dernière expression.
Irréductible, Chanel s'y tient d'ailleurs, et elle a raison. Il y a encore quelques clientes pour cette élégance-là. Celle qui ne se voit pas et qui n'a pas d'âge. Dernier signe de sa puissance : quand on demande aux Françaises quelles longueurs elles trouvent bonnes, les plus de 40 ans ne répondent pas : « Midi... » ou « Sous le genou... », elles disent : « La longueur Chanel. »
Elle s'est même payé le luxe, la terrible demoiselle, de raccourcir de deux centimètres les jupes de ses tailleurs au moment où tout le monde les fait plonger. C'est une formidable personne, Mlle Chanel.
Quand elle a vu les premiers maxi-manteaux, elle a dit simplement : « Décidément, les femmes sont folles. Elles commencent par s'habiller en hommes, et voilà maintenant qu'elles s'habillent en curés. »
Elle n'a pas changé. Elle ne peut plus changer. Mais si elle avait 30 ans, ou même 40, si elle pouvait, d'une robe, se transformer elle-même, on la verrait, elle aussi, balancer son cher petit tailleur pardessus les moulins. Et s'enrouler dans des serpillières, et se glisser dans des collants, et superposer les pelures hippies, dont rien n'interdit d'ailleurs de les faire en cachemire doublé de vison, n'est-ce pas ? Mais sans manches. Ils ont trouvé cela, les hippies. Des manches sur d'autres manches, c'est gênant, et ça ne sert à rien. Comment ne s'en était-on pas avisé plus tôt ? Il suffit bien d'une paire de manches.
Sadisme. Changer, se changer, devenir une autre, jouer au jeu des métamorphoses par la parure, c'est un instinct qui vient de loin. Beaucoup de femmes le nient. Elles se fâchent, elles disent aux correspondants de L'Express
qui les ont interrogées à travers toute la France : « Je ne suis pas un mouton. Pour qui me prend-on ? D'ailleurs, ces robes longues, les hommes ont horreur de ça. Et puis, je ne vais tout de même pas jeter tout ce que j'ai pour faire plaisir à ces messieurs... » Sept sur dix tiennent ce discours, contre trois. Ce discours raisonnable de femmes raisonnables auxquelles on ne dictera pas leurs décisions. Mais autant savoir que plus les termes sont vifs, plus ils recouvrent une envie profonde et inavouée de changer de peau, voire de vie. en tout cas de personnage.
Si cette envie n'était pas aussi puissante, et latente, jamais aucune mode nouvelle ne s'imposerait.
Alors quand on dit : « Les femmes obéissent aux couturiers... », il y a vraiment de quoi sourire.
C'est tout le contraire. Ce sont les couturiers qui obéissent aux femmes. En opérant des changements, ils ne sont que les complices sadiques de leur
besoin de renouvellement, en même temps que leur alibi. Camouflage. Et l'alibi, c'est capital. Il faut se trouver une excuse pour jeter des vêtements qui ne sont pas usés. Il faut parfois camoufler à ses propres yeux les raisons que l'on a d'avoir envie de « changer ». Il faut qu'il y ait obligation apparemment imposée de l'extérieur.
C'est pourquoi, si l'on continue à répéter aux femmes qu'elles sont « libres », qu'il n'y a pas une mode, mais plusieurs, qu'elles peuvent s'habiller comme elles veulent, on finira par les rendre malheureuses.
Comme si c'était drôle, comme si c'était facile, la liberté, l'absence de règles, de points de repère, de critères. Et alors qu'est-ce qu'on met pour aller dîner ? Et pour travailler ? Et si je suis ridicule ? Et si je suis la seule ? Et si mon mari est furieux ?
L'apprentissage de la liberté, en matière d'habillement, n'est pas plus facile qu'en toute autre matière, s'il tire moins à conséquence. Etre libre, ce qui s'appelle libre, du choix de ses vêtements, c'est assumer son apparence sans l'excuse de « la mode » ou de l'étiquette. A la limite, c'est se promener en maillot de bain sur les Champs-Élysées un jour de grosse chaleur, pourquoi pas ? Qu'est-ce qui interdit de faire, dans la rue, ce que l'on fait sur une plage ou au bord d'une piscine ? Les conventions. Mais si l'on commence à refuser les conventions — et toute la poussée de la jeunesse converge vers leur disparition — qui dira où il faut s'arrêter ?
Et pourtant, c'est cela qui est en train de s'insinuer dans les mœurs vestimentaires. Cette appréciation laissée à chacune de ce qui va à son teint, à sa vie, à ses amours, à son travail, à ses chevilles, à son tour de taille, et à sa vieille mère si l'on ne veut pas lui faire trop de peine.
Obsession. C'est à la véritable naissance du talent — ou du non-talent — individuel dans l'art de se vêtir que nous sommes en train d'assister. Avec des principes de base si flous, si vagues, qu'ils donnent très peu d'indications solides auxquelles se référer.
« Sortez vos gants de caoutchouc, vos cuillers de bois, vos machines à coudre, des petits morceaux de ficelle et de vieux bouts de métal, et mettez-vous au travail : il en sortira une création personnelle », écrit le magazine britannique « Honey » à l'usage de ses lectrices. Il n'est pas certain que ce soit de l'humour.
La création personnelle, l'expression de soi dans toutes les activités de la vie, c'est l'obsession de l'époque. Il était inéluctable qu'elle trouve sa traduction dans le vêtement. Ce climat-là, nous y sommes vraisemblablement pour un moment.
Le long, c'est une autre histoire. Si Saint-Laurent l'a toujours aimé, comme il le déclare ici, Courrèges et Cardin y sont réfractaires.
La preuve est qu'ils se débrouillent pour que leur long soit court. Leur femme à eux, si l'on ose dire, elle est en collant, de la tête aux pieds. Avec quelques bijoux, des bottes, une ceinture, faut-il vraiment quelque chose de plus ? Un manteau, peut-être, pour les jours froids.
Mais puisque tout le monde a l'air d'y tenir, puisqu'il est trop tôt pour en finir avec cet objet périmé que l'on appelle une robe, puisque la jeunesse est en pleine régression, en plein refus du monde futur où ils imaginent, eux, la mode future, ils ont feint de céder. C'est, sur leur chemin, un détour qu'ils se hâteront d'abréger dès qu'ils sentiront le moment propice.
Quand ? Cela dépend de M. Nixon, ou de Mao Tsé-toung, ou d'on ne sait quoi qui réconciliera la jeunesse avec l'avenir.
Angoisse. On conçoit que les confectionneurs, qui sont des gens pratiques, aient besoin de données plus concrètes pour régler leurs ourlets. C'est ce qu'ils attendaient de la présentation des collections.
Pour la saluer, le « Sunday Telegraph » affirme, sur cinq colonnes : « Paris no longer leads the field » (« Paris ne dirige plus les opérations »). Et l'« Observer » interroge, sur huit colonnes : « Well, is Paris dead ? » (« Est-ce que Paris est mort ? »). La réponse est nuancée.
Mais l'illustre Biba, la femme qui habille bon marché, dans son magasin de Londres, les filles jeunes, affirme avec hauteur : « Nous avons des mois d'avance sur Paris. » Et la directrice de la mode chez Harrods, grand magasin de luxe, assure, plus aimablement : « Paris, il faut bien le dire, n'a fait que confirmer ce que nous sentions déjà. »
Aux Etats-Unis, en revanche, la résistance à l'allongement proposé au printemps a été si forte que, dans l'incertitude, les fabricants ont réduit leur production d'automne de 15%. Ils se souviennent, non sans angoisse, d'un échec cuisant : celui de la robe sac, en 1957.
Les grands magasins de New York, toujours en avance sur le reste du pays, présentent exclusivement, dans leurs étalages, des robes et des manteaux qui recouvrent le genou. Mais ils ne vendent pas, ou peu.
Lord and Taylor, l'un des plus raffinés parmi ces grands magasins à succursales, a demandé à ses vendeuses de s'habiller long. Pour les convaincre, la direction leur a vendu des jupes à mi-mollets au prix de gros, au lieu de leur consentir la simple réduction habituelle.
Le même Lord and Taylor a acheté deux pages dans le « New York Times » du dimanche 19 juillet pour publier une véritable proclamation. Le titre : « It's the look that counts, not the length. » (« C'est l'allure qui compte, pas la longueur. ») Le commentaire : « Il n'est plus question de dicter à la femme américaine comment s'habiller... Cette saison, ce n'est pas ce qu'ELLES porteront qui est important, mais ce que VOUS porterez... Vous êtes celle qui sait ce qui lui sied le mieux... », etc.
Blocage. En d'autres termes, on manie la cliente potentielle avec autant de précautions qu'une cartouche de dynamite. Si elle explose, c'est toute la 7e Avenue, l'avenue des confectionneurs, qui risque de sauter.
Explosera-t-elle ? Là-bas, ce n'est pas le changement qui provoque des crispations, comme en France. Au contraire. Tout le monde est toujours d'accord pour tout changer. C'est la perspective de perdre en séduction ce que les jupes gagneront en centimètres. Autrement dit, de cacher ses jambes.
Là, il y a comme un blocage, assez curieux, il faut bien le dire, au moment où, parallèlement les associations de femmes américaines affirment farouchement leur volonté de n'être plus « des objets sexuels ». Eh bien, voilà l'occasion ou jamais ! Ne faisons de peine à personne en citant des noms, mais on pourrait leur recommander les modèles de deux ou trois créateurs parisiens, et non des moindres, avec lesquels elles ne risquent en aucun cas d'éveiller quelque concupiscence que ce soit. « Des hommes en noir portant de petits cercueils », dit, pour décrire ces couturiers, Nina Hyde, présidente sortante du Fashion Group, de Washington.
Mais les Amazones d'Amérique ne constituent pas, pas encore en tout cas, la majorité de leur pays. Et les autres, bêtement, ont envie de plaire. Et elles pense, bêtement, que les jambes haut dévoilées, ça aide.
Au milieu de la littérature par quoi Lord and Taylor tente de les persuader qu'il leur en restera quelque chose, une petite phrase révélatrice : « Ce n'est pas parce que quelques femmes à Paris s'habillent jusqu'à la cheville que vous devez cacher vos jambes. » Là s'expriment les rapports, complexes, entre Paris et le reste du monde en matière de mode.
Les acheteurs continuent à venir de l'étranger deux fois par an, mais avec des sentiments divers. Les Allemands, nos plus gros clients, sont sans réticences. Les Américains, on les voit, mais ils achètent de moins en moins. L'un des plus importants ne cache pas qu'il ne commanderait rien ou presque s'il n'était obligé de verser une caution (1 500 dollars chez Saint-Laurent, 2 000 chez Dior) « pour voir ». Alors dans les sept ou huit maisons où il va, il achète, pour le montant de sa caution.
« Mais des idées, dit-il, maintenant il y en a partout. Il y en a chez nous. En Angleterre, en Italie, en Espagne... Partout.
— Dans ce cas, pourquoi venez-vous ?
— Parce qu'il me faut la garantie que ces idées-là sont aussi dans l'air à Paris, qu'elles seront portées à Paris. Sinon, ça ne prend pas. »
Il le dit brutalement, comme il le pense, sans joie, et sans essayer de comprendre. Les femmes sont comme ça. Elles croient qu'« à Paris », on sait s'habiller.
Mythe. Parfois on est tenté de penser qu'il s'agit là d'un mythe dont on s'apercevra, un jour, qu'il est crevé.
Et puis on voit une fille, deux filles, trois filles. Pas d'argent, les jambes un peu courtes, mal chaussées, du chic comme on dit, mais il y en a partout, des filles qui ont du chic.
Alors qu'est-ce qu'elles ont de plus ? Rien. Ce qui fait leur réputation collective, c'est ce qu'elles ont de moins : quelle que soit la mode, elles n'en remettent pas. Elles en retirent. Elles ne grossissent pas les effets, elles les atténuent.
Dans l'ensemble, elles s'habillent en bémol, pas en dièse. C'est leur façon de donner le ton.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
Mode