Mitterrand ou les mots au pouvoir

Comme tous les autres, il aurait voulu être « le plus aimé ». C'est ainsi que le voit aujourd'hui Françoise Giroud, qui le fréquenta depuis... 1946. Son Mitterrand, « qui n'a jamais été un type sympa », est-il le même que celui que fait apparaître Jean-Pierre Elkabbach ? A vous de juger
Je m'enorgueillis d'être la personne qui n'a pas publié de livre sur François Mitterrand. Ils ont été plus de cent à le décortiquer, le dépecer, le dépiauter, l'autopsier.«J'ai fait leur fortune? Ce sont mes pauvres», dit-il, cinglant, à leur propos dans le premier des entretiens qu'il a donnés à Jean-Pierre Elkabbach (France 2). Pas de livre, donc, mais beaucoup d'articles, parce que je l'ai beaucoup connu. Le premier était un portrait de lui. Il a 32 ans, il a refusé à Robert Schuman d'être ministre de l'Intérieur, ce qui paraît inconcevable? Et je note : «François Mitterrand sait admirablement attendre? Son ambition est immense et ne se nourrira pas de merles là où il y a des grives mais elle est à peu près pure de basse vanité et se situe très haut dans l'échelle des exigences humaines.» (1) Ce n'était pas mal vu en 1948 ou 1949. François Mitterrand a tant de visages, tant de facettes, une part si forte de secrets, qu'à vouloir le fouiller on trouve toujours ce que l'on cherche. Et qui n'est pas sa vérité. Lui seul aurait pu la mettre noir sur blanc. S'il ne l'a pas fait alors qu'il aimait écrire, c'est que l'écriture trahit toujours plus qu'on ne veut. Il le savait, et il n'avait nullement l'intention de dévoiler à quiconque ses extrêmes complications intimes. Contrairement à toutes les apparences, et à cette espèce de majesté, un peu ridicule à mes yeux, des dernières années, François Mitterrand était un homme timide. Un provincial mal à l'aise dans les milieux trop parisiens. Toute sa vie, cet orateur étincelant a eu le trac au moment d'entamer un discours. Mendès France disait de lui, agacé: «Il est meilleur que moi.» Ce qui n'était pas vrai, les deux hommes usaient autrement de la parole. Quand j'ai connu François Mitterrand, en 1946, un champ d'action immense semblait s'ouvrir devant les politiques, champ dont de Gaulle s'était retiré sans l'avoir voulu, croyant être rappelé aussitôt. On sait qu'il ne le fut pas. Il fallait reconstruire la France, faire face en Indochine, redresser la situation économique désastreuse? Les communistes tenaient le haut du pavé. Quelques gouvernements se succédèrent, Mitterrand en fut deux ou trois fois. Il est ministre de l'Intérieur dans le cabinet de Pierre Mendès France, en 1954, quand éclate l'affaire dite des fuites. Il y a eu cinq fuites au Conseil de la Défense nationale, Mitterrand est soupçonné d'en être coupable. En fait, il s'agit d'une cabale montée par un journaliste et un commissaire de police de droite, deux crapules avérées. Elle a failli réussir. Mais, Mauriac l'écrit : «S'il est non moins innocent que Dreyfus, il est autrement malin!» Malin, certes, mais malade; il en est malade, de ces «fuites». Il a des palpitations, il s'évanouit, il ne peut pas parler d'autre chose, connaît par cœur la succession de chacun des événements, recommence à les énumérer dès qu'il a fini? La politique est le lieu d'élection de la calomnie. J'ai connu trois ou quatre de ses victimes. Si quelque chose peut vous dégoûter à jamais de ce métier, c'est cela. L'émotion avec laquelle François Mitterrand parle de Pierre Bérégovoy et de son suicide sous la pression de quelques journaux perce l'écran. La calomnie, il connaît. L'affaire de l'Observatoire, ce ne fut pas mal non plus. A l'époque, il la raconte, elle aussi, jusqu'à l'obsession. Je l'ai vu de mes yeux au bord des larmes pendant cette période? Le calvaire n'est pas fini. En 1958, de Gaulle revient au pouvoir. Pour le personnel politique de la IVe République, c'est la fin de toute ambition. Mitterrand enrage mais son ardente patience le sauve de tout découragement. De Gaulle règne depuis dix ans quand éclate Mai-68. Ni Mitterrand ni Mendès France ne savent maîtriser politiquement la situation. Il y a les élections de juin : les Français ont eu peur et ils sont furieux. La gauche subit une défaite cuisante. A la rentrée parlementaire, des députés socialistes refusent de s'asseoir à côté de Mitterrand. Il m'a dit alors : «Je suis aujourd'hui l'homme le plus haï de France.» Mais il ajouta : «Cela me laisse l'espoir d'être un jour le plus aimé.» On en revient toujours là. Cette folie que nous avons tous de vouloir être aimé, le plus aimé, c'est le charbon dans la chaudière du monde. Encore treize ans où il tricote inlassablement le PS, et ce fut, enfin, l'Elysée. Il y régnait un climat de courtisanerie que je n'ai pas observé autour de Giscard et qui n'existe pas autour de Chirac. Autrement dit, ce n'est pas la fonction qui crée automatiquement les courtisans. Mais là ils avaient poussé comme des champignons dans un climat affectif intense, chacun se sentant menacé par l'autre dans la faveur du Prince. Le savait-il, en jouait-il? Je crois surtout qu'il s'en fichait, prenant le bon de chacun, ce qui pouvait lui servir, l'intéresser, l'amuser, laissant le reste. Mais son amitié, quand il l'avait donnée, était inébranlable. Quelquefois, il remettait des Légions d'honneur, huit, neuf, dix à la file. Cérémonie où il prononçait à l'intention de chacun un discours improvisé, sans une note. Un coup d'?il sur un dossier avait suffi, il savait tout de tous, aucun détail ne lui avait échappé. Cet exercice étourdissant, répété plusieurs fois dans l'année, laissait ses spectateurs éberlués. On dira qu'il importe peu que le chef de l'Etat ait de la mémoire, du style et une exceptionnelle faculté d'expression. J'ai toujours pensé que c'était important, et les concitoyens de M. George W. Bush commencent à le penser aussi. Dans le premier entretien avec Jean-Pierre Elkabbach, ce ne sont pas, en vérité, les informations qui abondent, François Mitterrand verrouille dès que le journaliste tente de le pousser. C'est d'abord le visage, lisse et serein, sur lequel passent toutes les nuances de l'ironie un peu hautaine. Et les formules tombent.«Le goût du pouvoir est inné. On l'exerce même dans un couple.» «Vichy, ça suffit! En général les inquisiteurs sont des lâches!» A propos de ceux qui ont harcelé Bérégovoy jusqu'à la mort : «Par parti pris idéologique? Vous prêtez des idées à ceux auxquels je pense?» Et encore : «Vous flattez ma vanité qui n'est pas tout à fait absente», etc. Ce n'est rien, des mots bien vissés les uns aux autres. Mais il faut savoir? François Mitterrand a eu beaucoup d'ennemis, il en a encore, cela n'a aucune importance. Il a commis des fautes, l'histoire fera le tri. Il a été ambigu, opaque, déroutant, cruel, il n'a jamais été un brave type sympa, certes. Et il a arraché avec ses ongles la moindre parcelle de son pouvoir. Personne ne lui a fait la courte échelle. On peut dire à son sujet bien des choses. L'une des dernières fois où je l'ai vu, un matin au petit déjeuner, il s'est fâché quand j'ai voulu lui parler de la Bosnie! «Ne vous mêlez pas de ça», m'a-t-il dit rudement. Il n'était jamais si désagréable que lorsqu'il avait tort. Oui, on peut dire beaucoup de choses. Reste qu'il avait un fameux talent. De ce côté-là, chacun ressentira en voyant la série d'Elkabbach combien nous sommes en manque? (1) «Portraits sans retouche», Gallimard, Folio.

Jeudi, mai 3, 2001
Le Nouvel Observateur