Morte, l'exception culturelle française? Le paradoxe, c'est qu'un Français s'en réjouisse
Ce Ben Laden qui court toujours, cela fait désordre dans le tableau de chasse des Américains. Affligés par sa fuite, on se rassérénera un peu en pensant que, où qu'il soit, il a peur. Il meurt de peur. Donc, Ben Laden ne nous a pas été servi rôti pour Noël. Mais nous avons l'euro, et c'est très gai. Partout les gens se parlent ? alors qu'en général, en France, on ne se parle plus ?, ils se racontent ce qu'ils ont fait de leur kit, ils échangent leurs impressions, leurs expériences, ils jouent avec leur convertisseur. En 1960, la France a connu quelque chose d'analogue avec la naissance du «nouveau franc», qui remplaçait l'ancien. La conversion était presque aussi laborieuse qu'avec l'euro. Le 31 décembre, la télévision, dite alors ORTF, voulut présenter le «nouveau franc» aux utilisateurs. Vous savez quoi? Le personnel de la télévision, service public, était en grève. Et le resta tant et si bien que le soir du 31, le chef de l'Etat, c'est-à-dire de Gaulle, fut dans l'impossibilité de présenter ses vœux au peuple selon la tradition. Il dut se rabattre sur la radio. Ô douce France éternelle? Sur scène, il n'était pas mon préféré bien qu'il fût un fameux battant. Il n'avait pas la grâce de Johnny, la séduction de Montand. Mais ses chansons! De quels petits bijoux il nous a enchantés, Bécaud, parce qu'il était un vrai musicien assorti d'un ou deux paroliers diaboliquement habiles? «L'important, c'est la rose», il fallait le trouver? C'est un chef-d'œuvre. Curieusement, on ne chante plus de chansons à texte aujourd'hui, comme celles des Beatles, ou de Gainsbourg, ou de Barbara. Quand on ouvre une radio, on tombe sur des borborygmes, des bruits. Pourtant, c'est la poésie de la rue, la chanson, c'est-à-dire pas la plus mauvaise, c'est ce que chacun de nous a dans le coin de sa tête et qui évoque un jour heureux, une émotion, un amour enfui. Un artiste, mi-clown mi-dandy, auquel «Envoyé spécial» a fait un sort sur France 2, est cependant en tête du hit-parade avec un disque de ses propres chansons, Henri Salvador. Il a 84 ans. Un phénomène que les «commerciaux» du métier devraient bien méditer. Les bruits, on s'en lasse. «L'exception culturelle française est morte.» Cette déclaration de Messier, Américain d'adoption, a soulevé émoi et colère. Qu'est-ce qu'elle signifie au juste? Que les conditions d'aide à la production cinématographique en France, farouchement combattues par les responsables américains dans toutes les instances, sont abolies ou en voie de l'être. Pratiquement, cela veut dire quoi et où intervient J2M? Depuis la création de Canal+, qu'il contrôle aujourd'hui, la chaîne cryptée s'est engagée à consacrer 20% de son chiffre d'affaires à la production cinématographique. Pourquoi? Parce qu'elle vit de ses abonnés auxquels elle fournit football et films français en première vision. Ce contrat, qui a bien servi le cinéma, arrive à échéance fin 2004. Or, à Canal, la situation est mauvaise, les filiales européennes sont dans le rouge, l'audience plonge, le renouvellement des abonnements se fait mal, la naissance de TPS a enlevé à Canal le monopole du péage, du football, du film en première vision. Sans attendre 2004, on renâcle à honorer les demandes de participation des producteurs. J2M, maître de Canal ? qui l'embête puisqu'il n'y trouve plus ni prestige, ni influence, ni bénéfices alors qu'il avale une société américaine par jour ?, est donc fondé à annoncer que «l'exception culturelle française est morte». Le paradoxe, c'est qu'un Français s'en réjouisse. En Grande-Bretagne, ce sont les bénéfices de la Loterie nationale qui financent le cinéma. Serions-nous incapables d'en faire autant? En tout cas, c'est le moment d'avoir de l'imagination au lieu de focaliser sur le méchant J2M, si gourmand qu'il va finir, comme la grenouille, par crever devant la photo de Louis B. Mayer. Vivendi n'est endetté que de 126 milliards. F.G.
Jeudi, décembre 27, 2001
Le Nouvel Observateur