Le sentiment de fatique
Nous savons maintenant pourquoi notre fille est muette. Ou, plus précisément, d'où vient qu'elle se plaint d'être fatiguée. Elle est victime d'un phénomène écologique qui combine le phénomène énergétique et le phénomène informatique. Voilà. Molière se fût hautement réjoui de l'apprendre, de la bouche de Sganarelle, à l'occasion du Congrès international de médecine psychosomatique qui s'est achevé la semaine dernière à Paris.
Et que conseillez-vous, docteurs ? Du repos ? Surtout pas. Des médicaments ? Bien sûr. Il y a deux mille spécialités « antifatigue ». La plupart sont inopérantes, délivrant momentanément de l'effet, impuissantes à guérir la cause. Mais la magie de l'ordonnance, l'attention que le médecin a portée à la description des jambes lourdes, de la tête vide, et du goût à rien, avant d'écrire : « Matin et soir un comprimé de... », le petit papier blanc que l'on emporte soigneusement plié, c'est, pour un moment, le poids de la fatigue allégé.
Comme les éminents congressistes ne donnaient pas une consultation individuelle mais collective, ils ont pu libeller autrement leur ordonnance. Et recommander en bref : « Matin et soir, aimer sa vie. » Aimer ce que l'on fait, aimer qui l'on est.
Les femmes en robes de bal ne s'enrhument jamais. Le général de Gaulle est revenu frais comme un gardon d'un voyage qui eût épuisé un jeune portefaix. Les hommes et les femmes qui aiment leur vie ne connaissent pas ce que l'on appelait autrefois « la mauvaise fatigue », la fatigue névrotique, celle qui se nourrit de ces conflits intérieurs dont personne n'est indemne.
Quand ils dépensent, physiquement ou intellectuellement, une activité qui excède leurs forces, un clignotant les avise qu'ils vont manquer de carburant : c'est la sensation de fatigue musculaire (le phénomène énergétique) ou mentale (le phénomène informatique). Même en cas de panne sèche, on s'en remet vite et bien.
Certains vont trop loin. C'est que le prestige de l'énergie est tel, dans les sociétés modernes, que l'on se vante de travailler trop, au lieu d'en avoir honte, comme de boire trop.
Aller trop loin, c'est aller où ? Une expérience scientifique a été évoquée devant le Congrès. On prend un homme, on lui donne dix dollars pour qu'il se suspende à une barre fixe aussi longtemps qu'il le pourra. Au moment où, épuisé, il va lâcher, on lui dit : « Cinq dollars de plus si vous tenez encore une minute. » C'est long, une minute. Mais le plus souvent, il tient. L'appétit du gain lui donne soudain une raison de chercher et de trouver en lui un supplément d'énergie.
Nous en sommes tous là, suspendus à la barre fixe de notre travail quotidien. Plus ou moins stimulés par nos gains, notre appétit de considération, de dévouement, de valorisation personnelle, de participation à une entreprise commune, plus ou moins las après l'effort.
Mais quelles sont, dans la fatigue, la part de l'effort, celle du bruit, du téléphone, du martyre des transports qui diminuent notre résistance, et celle de l'imaginaire ?
« Le sentiment de fatigue... résulte de facteurs... provoqués par les difficultés que rencontre l'homme dans le monde difficile d'aujourd'hui », ont déclaré les congressistes pour conclure leurs travaux.
Qu'est-ce qu'un sentiment, sinon une manière de penser ? Et qu'est-ce que la pensée, sinon un acte de l'esprit ? Les animaux ne connaissent pas la « mauvaise fatigue ».
Ce n'est pas seulement que le monde est devenu difficile — s'il fut jamais facile. C'est que l'homme sort de ses ténèbres, élargit sa prise de conscience, affine sa sensibilité, se pose des questions, reçoit des messages. Avec la connaissance augmente toujours la souffrance, disait déjà l'Ecclésiaste. L'incertitude aussi. Plus on sait, moins on est sûr.
Un certain « ordre des choses » s'est désagrégé et, avec lui, une sorte de paix bornée, faite d'ignorance et de résignation chrétienne. Qui se résigne aujourd'hui à vivre frustré ? Frustré de voyages, de voiture, de disques ? Frustré de satisfactions à ses pulsions intérieures ? Entre ce qui est là, en vitrine, accessible et fuyant toujours, un peu plus haut, un peu plus loin, un peu plus cher, et ce que l'on s'interdit de faire parce que « c'est mal », sans plus savoir très bien ce qui est mal et ce qui est bien, qui en décide, la vie peut n'être plus qu'une douloureuse tension.
Alors, il arrive que, mécontent de soi et des autres, on sécrète par la pensée la fatigue pour s'épargner d'agir. Comme on met un frein. Et l'on roule frein serré jusqu'à ce que surgissent les troubles physiques qui sont, croit-on, à l'origine de la fatigue, alors qu'ils en sont le produit.
Tout cela n'est pas neuf. La révélation pénible qu'apporte le Congrès, c'est que tant d'hommes et de femmes, dans tant de pays, se réveillent accablés par cette fatigue-là.
Plus malheureux qu'autrefois ? Non. Malheureux autrement. Alors, où y a-t-il progrès ? A quoi bon le progrès ?
D'abord, à se préoccuper du problème et à commencer d'en déceler scientifiquement les causes.
Cette entrée en possession du monde par le plus grand nombre n'est pas seulement négative. Elle a sa large part de joies. Pourquoi n'en voir que la face cruelle ?
Le terrible serait qu'une nouvelle résignation vienne se substituer à l'ancienne devant « les difficultés de la vie moderne », au lieu qu'une saine révolte conduise à les combattre et à réduire ce qui peut être réduit.
Il n'y a plus d'ordre des choses. Il n'y a que l'ordre des hommes.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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