Malraux sans galons

Ce n'est pas un imposteur qui surgit du livre d'Olivier Todd, c'est un rêveur affamé de grandeur
Le Guide bleu du vocabulaire politiquement correct s'est agrémenté d'un mot nouveau : actionnaire. Il a brillé chez Michel Field où se trouvaient Jean-Marie Messier, sur un plateau en gros hostile, et José Bové, dorloté par Field avec un documentaire à sa gloire. Pourquoi pas. Ce que l'on entendit était instructif. Qui est responsable des malheurs de Danone? Et des emplois à mi-temps qui laissent à peine de quoi manger? Et des OGM? Les capitalistes? Non. Marx n'en reviendrait pas, le mot a disparu. Les patrons? C'est vieillot. Les responsables sont les ac-tion-naires. L'actionnaire est un animal qui vit surtout dans les régions tempérées mais qui est prédateur partout. Le courageux José Bové court à travers le monde, du Brésil à l'Inde, du Mexique à la Chine, suivi bien sûr par une caméra, pour en débarrasser la planète. Eradiquer l'espèce, c'est sa vocation, sa mission. Il recommande l'action physique. Communicateur flamboyant, celui qui, sur le plateau, l'aurait contredit se serait fait crever les yeux. Mais Jean-Marie Messier n'est pas tombé de la dernière pluie. Que dit-il d'une voix douce? Que le combat de Bové lui paraît légitime, Chiapas et OGM y compris, et que son groupe y a sa part. Zebda, c'est une invention d'Universal? Le livre de José Bové, c'est JMM qui le publie, aux Editions de la Découverte. Il refuse seulement de cautionner les actions violentes mais pour le reste, nous sommes frères toi et moi, comme on dit dans Kipling. Bové, scié, répondit mal sur la violence. Messier poussa le bouchon un peu loin. «Le système crée emplois et richesses, dit-il,par quoi voulez-vous le remplacer?» Là, la petite assemblée, qui commençait à s'énerver, se mit à gronder, une employée de Danone cria : «Tout est pourri dans l'agroalimentaire à cause de la course aux bénéfices des actionnaires!» Enfin, on retrouvait le langage «correct». Mais Jean-Marie Messier avait tiré son épingle du jeu. Sans une égratignure. Dans cet environnement, il fallait le faire! Olivier Todd a réussi un exploit : une biographie «à l'américaine», bourrée de précisions inconnues faufilées dans un récit constamment intéressant. Il faut dire que la vie d'André Malraux n'est pas monotone. Todd en a parlé chez Pivot, très bien, on dira même modestement, alors qu'il s'agit d'un travail fantastique. Enlever à Malraux sa parure de mensonges tissée à travers les années, depuis le pillage des temples cambodgiens jusqu'au faux commandement d'un faux colonel pendant la Résistance où il ne fut jamais, en passant par une imaginaire fonction en Chine, lui enlever cette parure, n'était-ce pas le laisser nu? Non. Ce n'est pas un imposteur qui surgit de ces pages touffues, c'est un rêveur affamé de grandeur. Quand la réalité ne rejoint pas son rêve, il la maquille et se colle des galons, s'imagine des missions, s'invente des troupes? Ministre d'Etat, devenu notoirement alcoolique, il déclare : «Le général de Gaulle n'a qu'un successeur, c'est moi, mais je ne peux pas le lui dire.» Bientôt, court la rumeur d'un testament secret? Courageux physiquement, flirtant avec la mort, ses grandes heures ont été celles de la guerre d'Espagne et les quelques semaines de 1944 avec la brigade Alsace-Lorraine, où l'on mourut beaucoup. Il faut être là où l'histoire se fait, lui laisser des cicatrices. Il y a de la folie chez Malraux. Mais une folie qui le tirera toujours vers le haut. Noblesse, délicatesse, générosité, aucune de ses turpitudes ne peut effacer ce Malraux-là dans le cœur de ceux qui l'ont connu. F. G.

Jeudi, mai 3, 2001
Le Nouvel Observateur