M. Waldeck Rochet face à l'actualité

Waldeck Rochet, secrétaire général du Parti communiste, présent à l'émission « Face à face »
Tel un grand animal marin aveuglé par la lumière et cherchant son souffle hors de son élément, M. Waldeck Rochet a surgi des eaux profondes du communisme, hissé jusqu'au petit écran par le filet de Jean Farran.
Cousteau de la politique, Jean Farran a réussi là une grande première : interroger librement et publiquement le secrétaire général du Parti, en lui donnant la plus large des tribunes.
M. Waldeck Rochet s'y est prêté sans condition (alors que M. Louis Aragon, pressenti pour le premier « Face à face », avait exigé des interlocuteurs déférents et refusé le risque de la transmission directe. Mais c'était coquetterie d'homme de lettres, non de communiste).
De nombreux amis avaient accompagné M. Waldeck Rochet sur le plateau de l'O.R.T.F. Sa femme était présente, attentive. Lui-même était inquiet. Comme M. Guy Mollet et comme M. Valéry Giscard d'Estaing avant lui, il avait le trac. Mais lui le disait.
Peu importent les coulisses. Le champ du spectateur est limité aux quatre coins de son écran. Et ce qu'il a vu, ce n'est pas un monsieur comme les autres, fort ou faible d'une carrière, d'un passé ou d'un avenir personnels. C'est le Parti Communiste Français incarné. Soit un quart du corps de la France. Un quart qui se situe au niveau des mains laborieuses usées aux machines et aux champs. Le reste, les intellectuels, c'est l'écume brillante à la surface du Parti.
La langue. Cette écume-là n'en est pas encore remise d'avoir vu le chef du P.C., dont le physique net de grand patron bien soigné détonne curieusement avec son lent parler de maraîcher de Saône-et-Loire, si mal préparé apparemment aux échanges avec les « bourgeois » aux langues agiles.
M. Waldeck Rochet et ses interlocuteurs ne parlent pas la même langue. Nous le savions. Il a appris la sienne à 25 ans, à l'école léniniste de Moscou. Et quand on fait du « dialogue » un programme, c'est qu'il ne s'établit pas spontanément. Nous le savions, mais nous l'avons physiquement ressenti.
Ceux qui ont connu Maurice Thorez étaient irrésistiblement tentés de s'interroger : comment serait-il apparu ? Comme il était : Jean Gabin, avec la musculature intellectuelle de Mendès France et la mémoire-dossier de Giscard d'Estaing. Gavroche qui avait eu, les années passant, le temps de lire, de s'instruire. Et puis, il s'était frotté à tout et possédait cette qualité particulière d'aisance populaire plus chaleureuse que celle acquise par « l'éducation ».
Cette classe moyenne, ces « cadres, ingénieurs et techniciens » que le secrétaire général du Parti Communiste défend aussi, il n'a pas manqué de le préciser, eussent été, sans doute, plus sensibles au verbe de Maurice Thorez. Et pourtant, ce n'est pas lui — bien au contraire — c'est M. Waldeck Rochet qui, patiemment, dénoue, décontracte, déstalinise le vieux Parti, l'assouplit et le remet en mouvement.
Comment il s'y prend avec les siens, c'est un problème aussi obscur que celui des rapports du Pape avec les évêques du Concile. Une affaire intérieure. Encore que la façon dont il a, avec une douce obstination, réussi à caser la lecture de sa lettre à François Mitterrand, était peut-être révélatrice de sa manière.
Une autre planète. Mais nous, nous sommes à l'extérieur. Et nous avons entendu un homme qui semble littéralement appartenir à une autre planète. Cherchant le contact, puisqu'il était là ; en position de le trouver puisque deux de ses interlocuteurs, Pierre Viansson-Ponté et Georges Suffert, manifestaient le même désir. Mais séparé d'eux par un mur. Mur du vocabulaire. Mur de la dialectique. Quand il répond : « Cette question n'est pas d'actualité... » ou bien : « Je n'ai pas donné une définition (de la dictature du prolétariat) aussi catégorique que vous le dites. Ce sont des problèmes en discussion... », il pense visiblement : « La vérité d'aujourd'hui n'est peut-être pas celle de demain, puisque la situation de demain sera différente et transformera objectivement la vérité. Seuls demeurent permanents les objectifs finals du communisme. »
M. Guy Mollet a, autant que lui, éludé les questions au cours du premier « Face à face », mais en rusant, en les noyant dans l'éloquence. M. Waldeck Rochet n'a rien noyé du tout. Il a laissé quelques grosses questions s'enfler et envahir l'écran jusqu'à gêner ceux qui les posaient.
Confus dans la forme, mais fort sur le fond, à propos du Marché commun et du niveau de vie des travailleurs allemands, M. François Bruel provoqua des réponses étonnantes de la part d'un homme qui, de par sa fonction, doit tout de même savoir ce qu'est l'économie dans une société industrielle.
Sans doute y a-t-il beaucoup de foyers où l'on s'est senti proche de M. Waldeck Rochet et serré autour de lui, où on l'a compris parce qu'il parle lentement, où l'on a hoché la tête quand il a dit : « Il ne devrait pas y avoir en France des salaires de moins de 60.000 francs par mois. » Et où l'on ne s'est pas interrogé sur le point de savoir s'il s'agissait de « salaire nominal », ou pas nominal.
Cinq mots. Et puis, le secrétaire général du Parti Communiste a eu, un moment, une phrase...
A François Bruel qui, s'étonnant du mauvais sort des salariés parmi lesquels le Parti recrute le plus largement, déclarait : « Ce n'est pas votre bonne volonté que je mets en doute... »,
M. Waldeck Rochet a répondu simplement : « Vous ne le pourriez pas. » Et dans ces cinq mots, prononcés par cette grande bouche, dans ce grand visage blanc, il y avait des milliers de vies consacrées passionnément au service de la classe ouvrière.
L'ennui est que salariés et paysans vivent mieux, aujourd'hui, et profitent davantage de la richesse nationale dans les pays où le parti communiste est inexistant et où les syndicats sont forts. Pourquoi ? Que signifie vraiment « vivre mieux » et pas seulement être moins pauvre ? Comment le P.C. entend-il conduire les Français vers ce mieux ? Quelle politique économique soutiendrait-il dans l'éventualité d'une victoire de l'opposition ? M. Waldeck Rochet n'a pas éclairé ses auditeurs. Selon sa formule, la question n'est pas d'actualité.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express