Publication du livre de Jacques Soustelle « L'espérance trahie » où il critique ce qu'est devenue la Vème République
« La domination du F.LN. sur l'Algérie, voilà le mal suprême. Contre ce péril mortel, tous les moyens (je dis : tous les moyens) doivent être mis en œuvre. »
Cet ordre du jour vient d'être lancé par M. Jacques Soustelle de sa paisible retraite où « les moyens mis en œuvre » ne risquent en aucune façon d'altérer son repos. Il termine le livre que le principal artisan du coup du 13 Mai publie cette semaine pour dire tout le mal qu'il pense de cette petite bâtarde, la V République, qu'il fit, avec quelques autres, à la France.
Un livre pathétique. Il n'y a pas d'autre terme : pathétique. Car on aura vu rarement un homme politique tracer de sa personne un portrait plus cruel.
Un couple rompu
Relatant les événements auxquels il fut mêlé, à partir de mai 1958, il n'a qu'un cri d'infinie douleur : on m'a trompé. On — c'est-à-dire de Gaulle et, à sa suite, les chefs de l'U.N.R. : Michel Debré, Roger Frey, Chaban Delmas, tous ceux sur l'amitié et les propos desquels il croyait pouvoir se fonder pour réaliser son beau rêve : une Algérie française « intégrée », où les Européens, soudain illuminés, auraient traité les Algériens comme des frères égaux en droit et en dignité, désarmant ainsi toute revendication nationaliste.
Hélas ! un homme trompé, en politique, c'est un homme qui se trompe. Aussi, la nomenclature détaillée des avatars qui ont conduit M. Soustelle de la volupté du tribun à l'exil volontaire, est celle de ses erreurs de jugement.
Le soldat, ou l'électeur, subjugué en 1958 par les paroles sibyllines d'un prestigieux chef d'Etat, peut se tenir pour trahi, dupé, et en concevoir une violente amertume si la politique réalisée ne coïncide pas avec celle à laquelle il crut souscrire. Mais quand M. Soustelle se fait rouler, c'est M. Soustelle qui a tort, c'est M. Soustelle qui a mal apprécié les hommes, les situations et les rapports de force.
Chacun sent que tout ce qui a été fait en Algérie a été mal fait. Personne ne peut s'éprouver entièrement innocent du déroulement de cette tragédie. Peut-être est-ce pour cela qu'en dépit de ses dimensions, les français, dans leur immense majorité, ne veulent simplement plus en entendre parler.
M. Soustelle ne souffre visiblement pas, lui, de ce malaise. Il ne doute pas que si, en mai 1958, Soustelle avait été à la place de de Gaulle... Oui, mais pour être en 1958 à la place de de Gaulle, il fallait précisément être de Gaulle et pas Soustelle... il fallait être tout ce que M. Soustelle dénonce aujourd'hui en publiant ce qu'il faut de son courrier et ce qu'il faut de ses souvenirs. Opération dont le Général et son ancien lieutenant sortent également diminués, comme il arrive toujours lorsque, dans un couple rompu, l'un des deux se met à écrire pour dire combien l'autre fut infâme.
« Faites le nécessaire »
Un aspect de l'ouvrage demeure intéressant, au-delà des règlements de comptes personnels entre « amis » de cour : l'aspect purement humain du conflit. Comment Jacques Soustelle, collaborateur fidèle de Charles de Gaulle, leader du R.P.F., inconditionnellement dévoué pendant
treize ans à la tactique politique du Général obstiné à paralyser le « système », est-il soudain devenu allergique au sortilège une fois accompli le coup du 13 Mai ?
Pour remettre le chef en selle, il ne marchanda pas, cependant, ses complaisances. Il raconte par exemple : « L'état-major Salan avait préparé une opération dite « Résurrection » qui supposait l'intervention de parachutistes sur la région parisienne (...). Jouhaud fournissait les avions, Massu prenait la tête de la première vague de paras, Salan et moi atterrissions aussitôt après lui... »
(Dans la nuit du 28 mai, le général Dulac vient d'Alger à Colombey pour y rencontrer de Gaulle et, de retour à Alger, rapporte l'entretien à ses amis.)
« Le Général, poursuit Jacques Soustelle, avait commencé en disant: « Ils ne veulent pas de de Gaulle » Ils, c'était les partis, les « politiciens ». Même devant cette situation tragique, acculés à leurs responsabilités, ils sont encore obstinés à lui barrer la route. « Alors, ajouta-t-il, vous, faites le nécessaire ».
« Je vois encore le large sourire, assez inaccoutumé, qui s'épanouit sur le visage de Salan. Un doute pesant était levé : de Gaulle donnait le feu vert. »
Amour et puissance
On sait que les parachutistes ne furent pas utiles mais qu'ils ne furent pas non plus inutiles pour marchander la démission des partis entre les mains du Général.
Jacques Soustelle explique son arrachement au général de Gaulle par la déception qu'il éprouva en constatant que, porté au pouvoir et plébiscité par le peuple français pour assurer l'intégration et le salut de l'Algérie française, le chef de l'Etat « trahit » la charge dont le pays l'avait investi.
Ce que cette analyse révèle en filigrane, ce sont quelques-unes des motivations affectives du dégagement de Jacques Soustelle. En Algérie — et à la faveur du 13 Mai — il apparaît que cet homme que l'on connut taciturne et, finalement, assez mal assuré, a découvert la chaleur trouble de la popularité, ce mélange d'amour et de puissance donnés, auquel on renonce rarement lorsqu'on y a goûté.
Lui, que ni ses vertus ni ses manques ne semblaient destiner à trouver jamais le contact physique avec la foule, il a été acclamé, réclamé, aimé, aimé pour lui-même et non à travers de Gaulle.
« Ah ! taisez-vous ! »
« A Oran, écrit-il, il y eut un incident pénible quand de Gaulle, exaspéré, s'écria d'un ton tranchant : « Ah ! taisez-vous ! » à l'adresse d'un groupe de manifestants qui m'acclamaient...
« Qu'est-ce que veut le Général ? Que je me tire une balle dans la tête ? » demandai-je à son gendre, le colonel de Boissieu. Je décidai sur-le-champ de quitter le cortège, de rentrer à Alger et de me retirer de tout. L'entourage du Général s'employa à me retenir ; lui-même se montra fort aimable pendant le déjeuner qui suivit, à la préfecture. »
Que le dévoué « second » devenu « rival » ait été, par la suite, traité comme tel, c'est-à-dire poursuivi d'une vindicte tenace, c'était dans la nature des choses et du Général qui, à cet égard, n'est pas un original.
Mais Jacques Soustelle était dès lors perdu pour de Gaulle comme de Gaulle était perdu pour Soustelle. Tout le récit en est teinté. Imaginez Martine Carol au Festival de Cannes avant et après l'arrivée de Brigitte Bardot.
Les conseils des ministres ?
« Cérémonies glaciales, généralement dénuées d'intérêt, sans débat, sans expression d'opinions, où chacun s'observait et observait « le Président »... lequel « décidait souverainement de tout sans d'ailleurs s'informer sérieusement de rien ».
Seul, parmi les mmistres, M. Pinay trouve curieusement grâce devant M. Soustelle.
La « solution la plus française » ? Une expression que de Gaulle lui a volée. Il est vrai que, depuis, il la lui a rendue.
Le Courrier du Cœur
L'U.N.R. ? Un nid de vipères. Michel Debré ? Un valet bûcheur et muet. M. Soustelle déclare cependant, à propos des Barricades :
« Le dimanche 31 janvier, vers 16 h. 30, le général Crépin téléphona, angoisse, à une haute personnalité, de l'Elysée et lui dit : « Le général de Gaulle m'a donné l'ordre d'attaquer le réduit et de le liquider par la force à 17 heures. C'est un ordre et mon devoir est de l'exécuter. Mais j'ai aussi le devoir de prévenir qu'un tel assaut coûtera des flots de sang, des centaines de morts et que le drame de conscience de l'Armée sera effroyable. »
« La personnalité en question alerta d'urgence Debré, lequel courut à l'Elysée. L'ordre d'assaut fut rapporté à 16 h. 55. »
Point tellement inopérant, donc, ce Premier ministre et, en cette circonstance particulièrement grave, vite informé et vite entendu.
Le congédiement de M. Soustelle ? Il laisse à choisir entre deux versions, également sordides. Assurément, du chef de l'Etat ou de son Premier ministre, l'un des deux a
menti.
On ne sait, à tourner ces pages, ce qui attriste le plus. Que l'on ait donné à cet homme matière à les écrire, ou qu'il s'y soit complu. Ce n'est plus le Courrier de la Colère. C'est le Courrier du Cœur du gaullisme.