L'oeil de Bernadette

Le destin lui a attribué un rôle ? épouse du président ? mais elle a su garder son naturel. Une femme d'influence
Lequel préférez-vous? Lui, elle ou le petit garçon? Les médias font du Chirac en tir groupé, ces jours-ci, et c'est plutôt réussi. A lui, avec le petit Martin, son petit-fils, la couverture et huit pages de «Match»; à elle, une heure sur France 3: le merchandising a été parfait. Quand on y pense, c'est étrange que Jacques Chirac soit devenu si «sympathique», ce mot qui exaspère Jospin, alors qu'il est loin de l'avoir toujours été. Il crispait plutôt. Mais l'âge a fait une résille claire du casque de cheveux noirs façon danseur mondain, il a enveloppé les maxillaires, creusé des rides de bienveillance et non d'amertume comme si souvent, bref, Chirac a bien vieilli. Et s'il est vrai que, selon le mot de Degas, après 40ans on a la gueule qu'on mérite, la sienne, aujourd'hui, plaide pour lui. On finit par oublier qu'il fait, aussi, de la politique. Bernadette Chirac, elle, joue son rôle, puisque le destin le lui a attribué, mais elle a su garder son naturel. Elle est la meilleure dans l'emploi «épouse du président» depuis quarante ans. Du jugement, de l'humour, un ?il moqueur sur le grand homme, de la distance? Est-elle une femme d'influence? On sait au moins une circonstance où elle en a eu : quand elle a exigé de son mari qu'il expulse Marie-France Garaud, inspiratrice funeste. D'autres fois, c'est moins voyant? Sur le terrain de l'influence, elle a une rivale, sa fille Claude. Les femmes de Chirac sont de fortes têtes. En vérité, on ne sait pas qui, de son entourage, il écoute vraiment, sinon la force de son désir : en reprendre pour sept ans. Deux grands moments de télévision dans la journée du 1er mai. Un : la vidéo d'autodérision dont Bill Clinton a choisi d'être l'interprète sur le thème «les derniers jours d'un président». C'est hilarant. Le président dans une Maison-Blanche vide, répondant à tous les téléphones, regardant tourner la machine à laver, soignant son gazon, s'ennuyant à crever. Des amis de Hollywood lui auraient donné un coup de main. Il est clair que des professionnels sont passés par là, mais c'est du meilleur humour. Du coup, on se réconcilie un peu avec ce chenapan. Deux : la dame maire de la commune où 15000 rappeurs se sont invités pendant trois jours sur un terrain privé et que la techno ininterrompue rend folle. Pas seulement la techno : elle vit l'invasion des Barbares. Il y a de ça, en effet. On a du mal, quelquefois, à comprendre ce qui se passe en France. Ces bouts de grève qui traînent partout et empoisonnent l'existence, ces services publics constamment déstabilisés? Une grève, c'est un droit, c'est légal, mais est-ce fatal? C'était intéressant d'entendre l'autre soir le leader des syndicats de Bercy commenter la première réunion des rebelles avec Laurent Fabius (LCI). La paix est revenue. Le ministre a lâché du lest, les aristocrates et la plèbe de Bercy (pour reprendre l'expression de Marc Blondel au «Grand Jury») respirent. Mais qu'est-ce que ça veut dire, lâcher du lest, quand on est autour d'une table? C'est exactement ce qu'on appelle négocier. Pourquoi cette négociation n'a-t-elle pas eu lieu avant la grève, avant d'y aller couteau sur la gorge? Pourquoi les autobus s'arrêtent-ils ici, les trains là, les internes partout, les postes pendant des semaines sans que des personnes mandatées de part et d'autre aient débattu, avant? Négocier est toujours un processus long, comme du théâtre chinois. Il faut en prendre le temps. Dans certains cas, rares, on doit montrer sa force, certes. Il y a eu, il y aura encore des grèves historiques. On a du mal à faire entrer dans cette catégorie le blocage du courrier à Nice, par exemple. Mais peut-être, après tout, ces psychodrames expriment-ils notre fameuse «exception française». Les Européens vivent comme si Dieu n'existait pas, constate le pape. André Glucksmann s'en félicite, lui, et remarque qu'à cet égard la France est en avance sur l'Europe et l'Europe sur le monde : on a enfin cessé d'y tuer au nom de Dieu. De bénir les fusils. C'est que «pour tuer il faut beaucoup d'enthousiasme? Il faut se sentir possédé par une force infaillible, c'est-à-dire entrer dans les transes de ce qu'on appelait jadis religion» . Et la mort de Dieu va s'étendre, André Glucksmann le prévoit dans son nouveau livre (1), présenté avec une sérénité qui lui fait parfois défaut quand une cause l'emporte. Il est l'intellectuel que la télévision accueille le plus souvent? C'est qu'il y a beaucoup de cris à jeter et qu'il se sentirait «inerte et inapte» s'il ne s'en servait pas quand l'occasion lui en est donnée. Cette fois, c'était sur LCI. F. G. (1) «La Troisième Mort de Dieu», Editions NiL.

Jeudi, mai 4, 2000
Le Nouvel Observateur