Quel régal qu'un vrai talent de pamphlétaire. Encorefaut-il que la cible soit digne d'exciter la plume. Ce n'était pas toujours le cas, l'autre soir, chez Pivot
Yehudi Menuhin le sublime m'a laissé un souvenir inoubliable. Il a dix ans. Moi aussi. Il joue sur la scène de Pleyel la «Symphonie espagnole» d'Edouard Lalo. J'étudie le violon depuis troisans. Le public lui fait ovation. Les larmes m'étouffent : je ne jouerai jamais comme ce petit garçon. Alors, le violon, c'est fini, pour toujours. A la casse? La vie de Menuhin a été un cortège de triomphes et de générosité active. Il aimait les autres et, au-delà de sa virtuosité inouïe, c'est ce qui passait dans son archet. Il disait : «Tout le monde redoute la bombe atomique. Moi, je trouve plus effrayante la quantité de peur et de ressentiment que chaque homme porte en lui.» Menuhin jouait sur le violon des anges. On s'attendait à des considérations sur l'Europe, dont on est saturé. Mais parce que c'était Jacques Delors qu'interrogeait Alain Duhamel, on a tout de même pris France 2. Ce fut épatant. Pas d'Europe, mais un portrait de celui qui fut «le pompier social» du gouvernement Chaban, l'inventeur de la formation permanente, le bâtisseur de nouvelles relations sociales. «En somme, vous étiez le gauchiste de service?», dit Duhamel. Et Delors, sec : «J'étais le fonctionnaire au service de l'Etat.» Dans l'histoire française où le patronat ne cède qu'à la grève et à la contrainte, il apporte une rémission. Il y eut quelques échanges intéressants sur le syndicalisme français, aussi sur ce qu'a signifié, dans sa vie publique, un catholicisme «que je ne porte pas en bandoulière», un «personnalisme» qui fonde sa morale. Tout l'entretien avec «l'orphelin de la politique» fut riche et captivant. On a cru d'abord que Mireille Dumas avait confondu son émission sur «Les grands héritiers» avec l'un de ces magazines que l'on feuillette chez le coiffeur, consacrés aux princes et aux princesses. Son premier portrait, un aristo imbu, fut de cette eau-là. Survinrent les descendants d'un empereur, le défunt Bokassa. Un nom difficile à porter, assurément. Le jour de sa disparition, son petit-fils, jeune homme tout à fait blanc, qui a sauté sur ses genoux et circulé dans ses limousines, a lu à la manchette d'un journal : «Le clown sanglant est mort». Dur, dur? Puis ce fut le tour de Marina Picasso, émouvante au milieu des œuvres de grand-père, et de ses enfants vietnamiens adoptés. Parurent les Trigano, le fondateur de la dynastie, Gilbert, son fils Serge, éliminé du Club Med, et son petit-fils, Benjamin, revenu des Etats-Unis pour aider son père à repartir du bon pied. Une vraie tribu, soudée, mais manifestement écrasée par le poids de l'ancien, un fameux lutteur. Surgit un curieux personnage, porteurd'un nom célèbre dans la joaillerie, Van Cleef. Dernier du nom, Olaf Van Cleef est aujourd'hui salarié chez Cartier. A l'origine de l'immense fortune familiale, les fromages de Hollande qu'unancêtre eut l'idée d'enve-lopper de cire rouge. UnVan Cleef épousa une Arpels et les diamants remplacèrent les fromages. L'enseigne illustre subsiste toujours place Vendôme, mais Olaf n'est plus riche que de souvenirs. Dernier héritier : un architecte français qui est? roi de Macédoine. Son arrière-grand-père l'était, et les Macédoniens sont venus lui demander de lui succéder. Roi, prince, ce n'est pas son genre, et puis sa vie, son métier sont à Paris. Mais il hésite? Pour finir, la plupart de ces portraits étaient longuets, mais pittoresques. L'insolence est une disposition de l'esprit. Encore lui faut-il des cibles dignes d'exciter la plume. Alors elle a sa place en littérature. Bernard Pivot a réuni quelques insolents. Dominique Jamet, redoutable pamphlétaire, a écrit au lance-flammes une lettre à Jacques Chirac. Stéphane Denis, bonne plume qui peut être cruelle, s'est livré à des pastiches sous le nom de Manicamp. Marc-Edouard Nabe, qui est «contre la recherche scientifique, contre les préservatifs, pour Malcom X et Guevara», dit n'importe quoi mais avec talent. «Vous enfoncez des portes ouvertes», lui dit Marc Fumaroli attristé. Lui venait parler d'un grand insolent, Chateaubriand, si grand que Napoléon a supporté, presque pardonné à ce petit écrivain qui le défiait («le Poète et l'Empereur»). Mais il faut avoir un Napoléon pour susciter un Chateaubriand. F. G.
Jeudi, mars 18, 1999
Le Nouvel Observateur