Leurs quatre vérités

Situation difficile à l'Université de Nanterre. Décrit les quatre forces en présence. Article après l'intervention musclée de la police.
LEURS QUATRE VERITES

FRANÇOISE GIROUD

Infection localisée, mais diagnostic réservé sur son évolution : c'était, au milieu de la semaine, l'appréciation des docteurs sur l'état de l'Université. Voilà qu'elle avait, encore une fois, mal à Nanterre. Dès lors, tout pouvait arriver, y compris qu'il n'arrive rien, que le pays entre simplement, après d'autres, dans la routine des affrontements physiques entre forces de l'ordre, comme on dit, et étudiants coagulés ici ou là par la haine sacrée de la police.
Sacraliser une révolte, c'est l'a.b.c. du révolté organisé. Pour mobiliser le nombre, il faut jouer sur les réflexes, non sur la raison. L'Université souillée par le contact du flic, c'est un thème en or.
Le doyen de Nanterre, M. Paul Ricœur, doit en savoir là-dessus plus long que nous. Et, pourtant, il a curieusement pris, avec le comité de gestion des deux facultés, Lettres et Droit, le risque d'introduire le Sacré dans la déliquescence de Nanterre.
Peut-on requérir la police, comme s'il s'agissait du corps médical, de gens que tout le monde est heureux de voir intervenir, parce que l'on attend d'eux des mesures de soulagement ? A supposer que sa présence dans le campus ait obscurément soulagé ceux qui ont à fréquenter les périlleux couloirs de Nanterre, aucun étudiant n'oserait l'avouer. Après 180 blessés. Et alors que M. Ricœur lui-même a paru regretter d'avoir eu la faiblesse d'être fort.
Traduisant le sentiment populaire à la hauteur de mercredi, Jean Ferniot écrivait dans « France-Soir » : « Pas un Français doué de raison ne comprend ce qui se passe là-bas. » En effet. Parce qu'il n'y a pas deux camps, deux forces en présence, dans la bataille universitaire, mais quatre, inégales en nombre et en impact, dont aucune ne peut ignorer l'autre.
Première force : l'ordre et la loi. Pour ceux qui les veulent appliquer, l'Université a été détruite, en mai 1968, par des enfants gâtés. M. Edgar Faure a fait leurs caprices. Alors que « la masse des étudiants ne demandait qu'à travailler... » L'objectif est donc de saper le peu qui a été réalisé à travers la loi d'orientation et d'empêcher ce qui devrait être réalisé par son application. Il convient aussi de déconsidérer les revendications étudiantes en leur donnant globalement un caractère « gauchiste », c'est-à-dire fumeux et générateur de désordres.
Plus les gauchistes se livreront à des gestes fous et impopulaires, plus se mêleront à eux des délinquants ou des prédélinquants, plus les Français, dans leur ensemble, seront excédés par « les étudiants », et hostiles à leurs manifestations, sans faire le détail. Alors, ils souscriront à une sévère répression. Même, ils l'appelleront et approuveront le rétablissement d'un ordre autoritaire. Une partie des étudiants eux-mêmes le souhaitera. Dans cette perspective, la provocation aux violences gauchistes n'est pas interdite. Elle pourrait même être recommandée. Voire organisée.
Deuxième force : les libéraux. Ceux-là mêmes qu'incarne M. Ricœur, et plus généralement ceux qui n'ont pris l'explosion de Mai ni pour un complot maoïsto-cubain, ni pour une pure et sublime expression de spiritualisme, ni pour de l'enfantillage.
Pour eux, la loi d'orientation est ce qu'elle est, imparfaite, mais son application, si l'on y arrivait aux trois étages de la pyramide qu'elle constitue dans son principe, apporterait un commencement de réponse aux aspirations légitimes de la masse des étudiants, comme aux besoins du pays. Lesquels ne sont nullement, à leurs yeux, contradictoires.
Les libéraux font un pari : que les étudiants qui « ne demandent qu'à travailler » soient assez dynamiques pour être réformateurs avec eux, et assez sages, ou intelligents, ou informés, pour isoler les gauchistes.
Le malheur des libéraux est que ces étudiants-là ne considèrent pas tous le sort de l'Université au terme de cinq ou dix ans, mais se préoccupent bien normalement de leur propre sort. Or ils sont inquiets, découragés, et il y a de quoi. Dans diverses disciplines, la nature de leurs études n'est pas plus réconfortante que la perspective de leur non-utilisation pratique. Ils ne refusent pas de s'insérer dans la société, mais ils se demandent si ce n'est pas la société qui les refusera.
Troisième force : les communistes. Ils veulent l'application de la loi d'orientation et se trouvent donc, objectivement, alliés des libéraux. Ce qui fait d'eux la cible privilégiée des gauchistes. Ils visent le contrôle de l'Université par l'intérieur.
Quatrième force : les gauchistes, mot qui recouvre des réalités assez différentes. Les uns ont une pensée politique et une stratégie révolutionnaire très élaborées. Ils tiennent l'Université pour le point le plus vulnérable du système où nous sommes. Ils veulent la maintenir en état de brûlot à quoi toute la société finira par s'embraser.
D'autres répondent assez bien à la définition que Lénine donne du gauchiste, ce « petit-bourgeois bouleversé par les horreurs du capitalisme », et dont les gesticulations sentimentales ne s'inscrivent dans aucune stratégie. Ils dorlotent leur conscience.
D'autres encore ont simplement la nostalgie de « la fête ». Voler, cogner, casser peut faire partie de la fête, surtout pour les débiles psychiques.
Laissons l'extrême droite qui peut servir, ici et là, de détonateur, mais qui ne représente pas — en tout cas pas encore — une force.
Tel est le monde, relativement clos, que le spectateur regarde avec stupeur, fureur, ironie ou indifférence, selon les jours, renverser ses murailles et de ses propres mains déchirer ses entrailles.
Tous les éléments y paraissent réunis pour créer une situation pré-fasciste. L'intimidation physique de l'adversaire par la violence est de pure essence fasciste, d'où qu'elle vienne. Quand elle règne, elle marque la fin des libéraux, ces optimistes qui font de si beaux martyrs dans les camps de concentration. Après. Quand les autres ont pris le pouvoir. Mais l'Université n'est pas la société tout entière. C'est une société à l'intérieur de l'autre. Et l'autre n'est pas, dans l'immédiat, en humeur et en situation de se laisser fasciser. Il y faut du désespoir, et qu'une large partie de la population y soit acculée. Alors, toutes les issues semblent bonnes.
Ce qui est angoissant pour l'Université, pour tout ce qui en dépend, pour tout ce qu'elle irrigue, pour l'avenir de toute une génération, c'est que la population étudiante soit en grande partie près de désespérer.
Ce n'est pas « la révolution » qu'il faut redouter. Mai en mars. C'est l'hémorragie d'énergies, de matière grise, de talents, dont tout le monde finira par payer le prix.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express