Les suicidés de Lille

Suicide de deux lycéens lillois. Réflexion sur la situation de « l'acte-suicide ».
LES SUICIDÉS DE LILLE

FRANÇOISE GIROUD

Le suicide d'un adolescent est toujours ressenti comme un événement révoltant. Contre nature. Voire scandaleux.
Quoi ! Se livrer à la mort à l'âge de la joie de vivre ? Quoi ! Témoigner ainsi que la mort est présente en chacun de nous, y compris les plus jeunes, ceux qui sont chargés d'incarner le blé en herbe ?
La réaction est toujours vive et conduit généralement à nier, en quelque sorte, qu'il y ait eu suicide. On cherche un coupable, un agent extérieur. Ces deux lycéens de Lille qui se sont successivement immolés par le feu, « pour le Biafra », a dit l'un, « en signe de protestation contre la violence, parce que je ne pouvais m'adapter dans ce monde », a dit l'autre, qui les a tués ?
Pour l'étudiant, de Lille encore, qui les a suivis dans la mort en se faisant sectionner par un train, nous croyons, ô soulagement, tenir l'auteur du crime. On l'appelle communément « déception sentimentale », expression stupide. Il y a donc des déceptions qui ne sont pas sentimentales ? Et des chagrins qui ne sont pas d'amour ? D'amour de soi, pour commencer.
Pour les deux lycéens, on cherche toujours l'assassin. Comment admettre qu'il était à l'intérieur, qu'il fait partie du tissu humain ? Pour se protéger d'avoir à le reconnaître, chacun pousse vivement devant lui son explication, la plus conforme à ses jugements sur la jeunesse, la société, la morale, la méchanceté des hommes ou tout autre sujet dont on peut indéfiniment parler sans apporter le commencement d'une réponse à la question toujours ouverte que pose tout suicide : pourquoi, comment, arrive-t-il qu'un être humain veuille mourir ?
Attention : mourir, ce n'est pas dresser une barricade, jeter des pierres, insulter un professeur, se bagarrer avec la police, manifester, éructer, injurier, détruire. Tout cela, c'est vivre. C'est même, éventuellement, un signe de santé. Quand de tels événements se produisent et nous sont insupportables, cela signifie seulement qu'ils dépassent le seuil de ce que nous pouvons, adultes, supporter. Mais cela signifie aussi que les adolescents expriment et expulsent leurs malaises, leurs problèmes, leurs conflits, fût-ce de la façon la plus exaspérante. Donc, qu'ils luttent.
L'acte-suicide, c'est autre chose que l'on détournerait gravement de son sens en y voyant un prolongement ou un reflet de Fébullition juvénile. Fût-ce pour conjurer l'angoisse qui nous vient de Lille, il faut essayer de ne pas céder à cette confusion entre les gestes de vie et les gestes de mort.
Ce qui a déclenché l'acte des deux garçons, personne ne le saura jamais. Chez l'un, ou chez l'autre, le suicide a-t-il eu fonction d'ordalie, d'épreuve dont le résultat est considéré comme le jugement de Dieu ? C'est souvent le cas chez les adolescents suicidaires. Du moins l'a-t-on observé chez ceux qui ont été sauvés, et soignés.
Ils sont relativement nombreux. Si l'on ajoute aux chiffres officiels les décès suicides camouflés, il y aurait, en France, de cinq à huit cents suicides réussis chaque année parmi filles et garçons qui ont entre 15 et 25 ans, et plusieurs milliers de suicides manqués qui ont la même signification.
C'est néanmoins l'âge où le meurtre de soi est le plus rare. Mais c'est aussi celui où la maladie frappe le moins. Le suicide se trouve donc être l'une des causes principales — voire la principale — de décès parmi les 15-25 ans, après les accidents de la route.
Il s'agit là d'un phénomène constant, non d'un produit spécifique de notre époque. Ce sont les prétextes qui sont empruntés à l'époque.
Le passage de l'enfance à l'état adulte a toujours été une aventure difficile. Pourquoi le deviendrait-elle moins ? Le Dr André Haim la définit ainsi : « C'est la période au cours de laquelle, sous l'effet de la maturation sexuelle dans ses aspects biologiques, psychologiques et sociaux, le sujet procède au remaniement de l'image de lui-même et des autres, et du système relationnel de son moi avec le
milieu jusqu'à l'organisation définitive de la personnalité. Du point de vue social, c'est la période au cours de laquelle le sujet abandonne progressivement ses positions infantiles vis-à-vis des autres membres du groupe, parvient à une perception et une acceptation de la réalité qui lui permettent d'être admis à égalité par les autres membres du groupe. »
Qu'on le dise ainsi ou autrement, c'est une période de grand bouleversement intérieur, féconde en blessures de toutes sortes, pendant laquelle il arrive qu'avant de s'organiser, la personnalité se désorganise dangereusement. Il arrive que l'on trouve, chez l'adolescent, trace de ce que l'on appelle la dépression d'infériorité, c'est-à-dire la perte de l'estime de soi, « la dévalorisation de soi-même... l'auto-dépréciation douloureuse... le fait de se sentir laid, pauvre, débile physiquement ou moralement ou intellectuellement... »
Il arrive que l'adolescent, abandonnant ses rêves d'enfant, soit obligé en même temps de renoncer à ses idées de grandeur, et qu'il devienne le lieu d'une rude confrontation entre la réalité qu'il perçoit et ce « moi rêvé » idéal, tout-puissant, dont il lui faut faire son deuil.
Il arrive... Ah ! il arrive tant de choses à un adolescent ! Et tout cela à l'âge où l'on commence à jouer avec l'idée de mort, non sans plaisir. Où « la manipulation de l'idée de suicide, l'idée qu'un être est libre de continuer à vivre ou de cesser de vivre est la forme majeure de la prise de conscience de la liberté ».
Il reste que tout le monde a été adolescent et que l'écrasante majorité des hommes et des femmes parcourt avec plus ou moins de bonheur cette étape parfois longue, sans tenter de fuir la vie.
Alors, il faut bien admettre que chez ceux qui passent à l'acte-suicide et entre lesquels on a cherché en vain des analogies — milieu social, situation familiale, conditions d'existence et d'éducation — il y a quelque chose d'autre, qui demeure obscur et que l'on ne s'efforcera jamais trop d'élucider.
Y a-t-il une seule question plus importante, plus fondamentale au sens propre du terme et qui commande davantage toute action que les rapports de l'homme avec la mort ? Mais nous n'avons pas envie d'y penser. Alors, quand il s'agit des enfants de Lille, la société, n'est-ce pas, a bon dos...

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express