Les souverains du monde

Perception de l'an 2000 par les citoyens français. Note en se référant à une enquête IFOP leur optimisme. Or ceci ne prend pas en compte le caractère imprévisible et hors logique des comportements humains.
« On reconnaît tout de suite un discours de M. Jaurès, disait Clemenceau, ironique, parce que tous les verbes sont au futur. »
Cette projection perpétuelle sur l'avenir, chargé de tous les espoirs et porteur de l'âge d'or, semble aujourd'hui avoir changé de camp. Les lendemains qui chantent ne sont plus annoncés par les grands idéalistes exprimant leur foi dans le progrès humain. Leur perspective sert, au contraire, d'une certaine manière, à désamorcer les mécontentements présents, les revendications immédiates, les luttes quotidiennes.
A cet égard, la prophétie calculée, les pronostics sur les merveilles de l'an 2000 dont on nous rebat les oreilles ne sont pas sans danger. Ils donnent aisément à chacun le sentiment que l'Histoire se fera sans lui et qu'il est impuissant devant un mouvement d'horlogerie que commandent, seuls, quelques chefs d'Etat, d'industrie et de laboratoire.
Rien qui exacerbe davantage soit l'égoïsme, soit la violence. Si je ne peux rien, si ce sont des ordinateurs qui règlent mon sort et, à leur tête, une poignée de monstres froids qui se dévorent entre eux, que faire ? Cultiver son jardin, ou jeter des bombes. Ce sont d'ailleurs les deux mouvements auxquels, selon les pays et les circonstances, on assiste.
En fait, les ordinateurs ne prennent pas de décisions, ils les proposent. Prophètes, ils peuvent, au terme d'une série d'analyses logiques dans lesquelles ils intègrent tous les éléments concrets, connus ou imaginaires, d'une situation, prévoir, avec une extrême précision, comment cette situation évoluera. Ils peuvent fournir plusieurs scénarios, selon les multiples combinaisons possibles entre ces éléments. Le choix reste libre, avec une marge d'incertitude étroite, de plus en plus étroite, mais décisive : aucun ordinateur ne peut faire entrer dans ses calculs ce qu'un homme, commandé par ses passions, dira ou fera. Parce qu'aucun homme ne peut le prévoir.
A la limite, on peut intégrer dans des calculs prospectifs la connaissance que l'on a de certaines réactions collectives. A ce sujet, l'enquête réalisée en France par l'I.F.O.P., à la demande de la délégation à l'Aménagement du Territoire, sur l'image que les Français se font de l'an 2000, apportera des éléments intéressants aux planificateurs.
Les réponses données à une cinquantaine de questions fournissent, en quelque sorte, un profil de l'état d'esprit français assez différent de celui que l'on imagine. Nostalgiques ? Crispés sur le passé ? Quelques chiffres font justice de ce diagnostic.
« Pouvez-vous dire, leur a-t-on demandé en particulier, pouvez-vous dire si, à votre avis, les progrès qui se réaliseront d'ici à l'an 2000 auront en définitive des conséquences favorables ou défavorables dans les domaines suivants :
le confort matériel, la vie intellectuelle, la liberté individuelle, la relation entre les hommes et les femmes,
la croyance religieuse ? »
Les résultats sont impressionnants. Une grande majorité de Français pensent que les conséquences seront favorables sur le confort matériel (88 %), ce qui va de soi, mais aussi sur la vie intellectuelle (71 %), la liberté individuelle (55 %), les relations entre les hommes et les femmes (55 %). Et, dans les deux derniers cas, il y a moins de pessimistes que de personnes incertaines.
Voilà une belle manifestation d'optimisme et de foi dans le progrès, d'élan vital. De surcroît, il ne s'agit nullement d'une foi aveugle puisque, répondant à d'autres questions, 72 % des Français indiquent qu'ils ne voient pas pour autant le problème du chômage définitivement résolu. Il y a également une majorité pour penser que ne sera pas résolu le problème des logements insuffisants (52 %), des difficultés de circulation (70 %) et du bruit (74 %). Ces réponses correspondent-elles ou non à ce que sera la réalité de l'an 2000 ? C'est une autre affaire. Elles traduisent en tout cas, avec beaucoup d'autres, une attitude collective dont il devrait être possible de tenir compte dans l'organisation du futur, plutôt que de se fier à des appréciations subjectives. Elles constitueront un élément de la prévision logique à laquelle s'appliquent les ordinateurs.
Mais de cette collectivité un homme, un seul, peut se détacher et détruire tous les calculs. En France ou ailleurs.
Le plus imaginatif des chercheurs, armé du plus puissant des ordinateurs, n'aurait pas pu prévoir le surgissement de Hitler, même à partir d'éléments concrets tels que la crise économique de 1929, ses répercussions en Allemagne, et une enquête sur l'état d'esprit des Allemands de l'époque.
Le plus imaginatif des chercheurs n'a pas calculé, aux Etats-Unis, comment, en 1967, l'entêtement d'un général français conseillé par un économiste académicien, conjugué avec l'entêtement d'un Premier ministre anglais répugnant à la dévaluation, conjugué avec l'entêtement des Nord-Vietnamiens refusant de plier sous la force, conjugué avec la fascination qu'exerce l'or, allait se répercuter sur le dollar et les réserves de Fort Knox.
Tout comportement logique, toute combinaison de comportements logiques est aujourd'hui prévisible dans ses effets. Mais les hommes n'obéissent pas à des conduites logiques. Et les femmes moins encore. D'où le prétendu mystère féminin qui met si aisément en déroute les esprits masculins fortement structurés, lesquels savent tout prévoir sauf l'irrationnel. D'où l'intuition dont elles passent, à tort, pour avoir le privilège, et qui n'est rien d'autre qu'une appréciation, non fondée sur la raison, de ce qui ne ressortit pas à la raison.
Cet illogisme, ces mouvements du cœur et des passions, ces actes commis sous l'empire des sentiments, peut-être arrivera-t-on un jour à en élucider totalement le mécanisme. Nous n'y sommes pas, et pour longtemps. C'est la marge d'incertitude à laquelle se heurtent les plus puissants appareils de prévision, cerveaux électroniques ou humains. C'est elle qui fausse les projections sur l'avenir.
Aussi n'est-il pas impossible que sous le règne des ordinateurs, qui établit une sorte d'égalité entre tous ses utilisateurs, les souverains du monde soient les poètes, ceux qui sauront garder intacte l'intuition fulgurante du mystère humain, tandis que la Terre continuera de tourner « sur ses gonds de nuit et de soleil ».

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express