Les quatre vérités

Sur l'art et la manière de se faire élire. L'efficacité du rêve pour se faire élire à quelques jours du second tour des présidentielles. Critique le peu de fond des programmes proposés, leur peu de réalisme.
Il a fait une fameuse campagne, M. Duclos, avec ses gros sabots. La meilleure, sans aucun doute, de ces dernières semaines.
Grand-mère, pourquoi as-tu de si grandes dents ? C'est pour mieux croquer Pompidou, mon enfant. Tout y était. Mais surtout cette épice sans laquelle il est inutile de prétendre recueillir des suffrages nombreux : le rêve.
C'est folie que de vouloir arracher l'adhésion d'une fraction importante de l'électorat sans lui fournir de quoi rêver. Depuis quand séduit-on les hommes en leur disant la vérité ? C'est sinistre, la vérité. Et d'ailleurs, qu'est-ce que c'est ?...
Prenez un individu moyen, normalement constitué. Expliquez-lui que la vie est une vallée de larmes, que la charmante femme qu'il aime deviendra, avec les années, maussade, acariâtre ou infidèle, que l'enfant dont la naissance le réjouit aura la coqueluche, les oreillons, la rougeole, la varicelle et peut-être, peut-être la scarlatine, avant de récolter de mauvaises notes en classe et de traiter, à 16 ans, son père de vieil imbécile.
Dites-lui encore qu'il a des dispositions pour la calvitie. Qu'à l'âge où il verra sa situation professionnelle s'améliorer, il sera menacé de chômage. Qu'il n'est pas exclu que son loyer augmente et que, s'il parvient un jour à acquérir la maison de campagne de ses vœux, il a de bonnes chances de se tuer sur l'autoroute en s'y rendant.
Tout cela est vraisemblable. Ajoutez enfin : « Vous voilà prévenu. Cependant, il y en a de plus malheureux que vous. Votre devoir est donc de renoncer à 25 % de votre salaire à leur bénéfice. J'attends. »
De deux choses l'une. Ou l'individu en question se couche, nez contre le mur, et se laisse mourir. Prématurément. Ou il cesse sur-le-champ de vous fréquenter. De toute façon, vous ne le verrez plus.
Ce fut la technique électorale de M. Mendès France. Héroïque, et d'une inefficacité significative. C'est assez de subir les ennuis. S'il faut encore les craindre...
Prenez le même individu. Expliquez-lui que, bien sûr, la vie est mal faite, mais que, lorsqu'on a quelque chose dans le ventre... La preuve : regardez-moi. Le Smig est insuffisant ? Ces gens-là n'ont qu'à préparer Normale supérieure. Qui les en eût empêchés ? Et si ce n'est eux, ce sera leur fils. Ou leur petit-fils. D'ici là, qu'ils soient honnêtes, sobres, travailleurs, et, je vous assure, on en tire des satisfactions. Des satisfactions morales.
Ici, de deux choses l'une. Ou l'individu en question fait partie des bûcheurs méritants. Premier de la classe, il trouve que ce serait un peu fort de ne pas le rester, et applaudit à votre discours. Ou il vous gifle.
C'est la technique électorale de M. Georges Pompidou. Elle est froide et efficace auprès de tous ceux dont la patience est immense pour supporter les difficultés des autres.
Prenez le même individu. Expliquez-lui que la vie n'est pas une grande et tragique aventure, mais une petite promenade qu'il faut savoir faire à petits pas dans son petit jardin avec sa petite famille, en soignant ses petites économies et vous savez un franc plus un franc cela finit par faire une jolie petite somme.
Ah ! bien sûr, votre maison, ce n'est pas Versailles, mais ces grandes machines-là, on sait ce que ça coûte ! On finit toujours par être obligé de liquider. A perte. Soyez raisonnable. Ne vous laissez pas marcher sur les pieds, il n'y a pas de raison, mais restez en bons termes avec vos voisins. On peut toujours se rendre service et c'est beaucoup plus gentil comme ça.
Ici, de deux choses l'une. Ou l'individu en question se dit : « Enfin, un peu de bon sens... Voilà un homme qui comprend les choses et qui ne fera pas claquer la grenouille pour en faire un bœuf. » Et il vous offre un petit calva. Ou il s'enfuit sur ses petites jambes.
C'est la technique électorale de M. Poher. Elle n'est pas sans danger dans un pays à foucades, qui se dérobe souvent quand on croit lui passer le mors.
Enfin, prenez le même individu. Expliquez-lui que la vie pourrait être un chemin fleuri de laurier et d'aubépine, serpentant en terre grasse et féconde sous un ciel toujours bleu où chantent tous les oiseaux du paradis.
Les hommes y seraient pacifiques, les femmes tendres, les enfants joyeux, les patrons absents, et on aurait le droit de marcher sur les pelouses. Chacun la sienne, puisqu'on serait tous propriétaires, mais elle serait si vaste que personne ne loucherait plus sur celle du voisin.
Le chemin existe, on vous le promet. Il est là, derrière la barrière. Personne ne l'a jamais vu ? Avant Christophe Colomb, personne ne croyait à l'existence de l'Amérique. Le seul ennui est que l'accès au chemin est férocement gardé par les représentants des grands monopoles et leurs chiens de garde. A vous de juger s'il ne faut pas les écarter, poliment, sans leur faire de mal, on n'est pas des brutes, on est des démocrates avancés. Et puis, même si on les secouait un peu, pour que tout le monde puisse enfin circuler main dans la main sur le chemin fleuri, ils ne l'auraient pas volé. C'est même la seule chose qu'ils n'auraient pas volée, ha, ha, ha.
Ici, de deux choses l'une. Ou l'individu en question se dit : « Il exagère, c'est sûr. Sur le chemin fleuri, il doit bien rester quelques épines... Mais enfin, c'est vrai qu'en ne vit pas comme on devrait, que ça ne peut pas être ça, l'existence d'un homme... » Ou il vous dit en tchèque : « Quand cesserez-vous donc de me prendre pour un c... ? »
C'est la technique électorale du petit Père Noël Duclos. Ses effets ne sont pas, on l'a vu, négligeables.
Tant d'éloquence dépensée laisse cependant insatisfait. De cette formidable tribune qu'est la télévision, les candidats ont fait un faible usage pour qu'une véritable information sur le présent de la France soit largement diffusée. Peu de perspectives sérieuses ont été ouvertes sur l'avenir. Aucun projet un peu vaste, assez réaliste pour que l'on puisse y croire, assez hardi pour qu'il capte l'imagination, ne s'est franchement dégagé. La critique — ou l'autocritique — du passé ne tient pas lieu de plan d'action.
Mais peut-être n'est-il pas trop tard pour que les deux candidats qui restent en lice, et dont l'un deviendra, pour sept ans, le chef d'un Etat turbulent et lassé tout à la fois, montrent qu'ils ont, outre des supporters, quelques idées moins courtes que leur philosophie. Ou du moins ce qui en est, jusqu'à ce jour, apparu.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express