Les lendemains qui chantent faux

« 4 000 heures » de Jean Fourastié, réflexion sur la société
L'avenir, quand est-ce que ça commence ? C'est la question que l'on a toujours envie de poser à ceux qui évoquent cet avenir, le décrivant comme une sorte d'appartement neuf et paradisiaque dont, un jour, nous recevrons les clefs.
Inaugurant la collection « Inventaire de l'avenir », M. Jean Fourastié, qui sait de quoi il parle, donne une fois de plus à rêver, mais aussi à craindre et à réfléchir sur le singulier de notre situation, sans précédent dans l'histoire de l'humanité.
Tous les progrès contiennent leur part de menaces et de contraintes nées de ce progrès même, mais l'une des caractéristiques de notre époque est peut-être de ne plus pouvoir l'ignorer. C'est ce qui lui donne sa couleur. L'espoir, plus jamais, ne sera pur et fou, l'espoir, plus jamais, ne sera illusion. Les uns sont en train d'apprendre que le mouvement en avant est inéluctable et continuer de détruire, ou du moins de transformer, ce qu'ils voudraient conserver. Les autres découvrent que le futur ne sera jamais synonyme de paradis et que nos lendemains chanteront peut-être, mais toujours un peu faux. Décourageant ? D'une certaine façon ? oui. Au moins pour les amateurs d'absolu et pour ceux qui ont perdu le bel élan myope, sinon aveugle, de la jeunesse.
La face noire du loisir. Mais, en même temps, il apparaît qu'en prévoyant le progrès, l'homme devrait pouvoir également en prévoir les effets, donc tenter de les maîtriser de façon à réduire au minimum la part redoutable de ce progrès.
L'avenir ne nous tombera pas un jour sur la tête. Il se construit dans le présent et très vite. Toutes les décisions — ou les non-décisions - prises aujourd'hui se répercuteront: sur son aspect, sur sa forme, sur la façon plus ou moins confortable dont l'homme l'habitera. Un exemple sommaire : l'augmentation du temps de loisir pour l'homme moyen est un progrès prévisible. Selon M. Fourastié, vers 1995, l'homme — et 1SC* femme — ne fournira plus que 40.000 heures de travail dans une vie ; soit 30 heures par semaine, 40 semaines par an, 35 années par vie.
Si, parallèlement à cette évolution, les Français reçoivent les moyens d'apprendre à utiliser ces loisirs, ceux-ci seront largement bénéfiques, féconds et produiront un homme en voie d'épanouissement. Sinon, ils développeront en même temps l'alcoolisme et l'angoisse, cette face noire du loisir.
Maîtriser le progrès.
Il s'agit donc de raisonner l'avenir au lieu de le nier ou de le rêver, de maîtriser le progrès, les progrès au lieu de les subir dans l'anarchie. Et, pour y parvenir, il faut que le plus grand nombre possible d'individus soient informés et conscients du mouvement auquel ils participent, qu'ils le veuillent ou non.
Mouvement vers quoi ? Pour quoi ? Il n'y a pas de réponse à cette question, pas d'idéologie du progrès. En tout cas, il n'y en a pas encore.
« L'idéal sans lequel nos sociétés dépériront », selon la formule employée par le R.P. Dubarle à la Semaine des Intellectuels Catholiques, n'a jamais été plus vague.
Le progrès n'apparaît plus comme une démarche vers un but, mais comme une course inéluctable que l'humanité est obligée de fournir. La prévision peut seulement lui permettre de la vivre au mieux. Les invités inattendus. Les prospecteurs sérieux — et M. Fourastié en est un — ne se bercent pas d'illusions. Leur science est encore dans l'enfance. Les « invités inattendus » au festin de l'avenir seront nombreux.
Et le plus mystérieux, c'est l'homme lui-même. Qu'adviendra-t-il de cet objet saugrenu dans le monde technique qui s'élabore sous nos yeux ?
Quels seront les rapports du couple, le jour prochain où la fécondité sera strictement contrôlable, en même temps qu'hommes et femmes de quarante ans se trouveront à peine au milieu de leur vie ? Y aura-t-il encore des couples ? Ou des humains de moins en moins différenciés ?
On peut seulement prévoir que l'homme moyen, celui qui compose la masse, sera enfin dégagé de la pure animalité pour accéder à la cérébralité. Ses besoins matériels satisfaits, il pourra se servir de ses facultés à d'autres fins qu'à se nourrir, s'abriter et se vêtir. Il sera disponible. Pour quoi ? L'instinct a fait ses preuves. On sait comment l'homme s'en sert. On ignore comment il se servira de l'intelligence qu'il aura libérée.
Le financier du savetier. En ce moment, soumis à la fois à la loi de l'instinct et à celle de l'intelligence, il se débrouille mal.
Selon M. Fourastié, il se ressent, seul dans la foule, profondément perturbé par « le brusque passage des rythmes biologiques aux rythmes techniques et des cadres naturels aux cadres construits »... Dépouillé de son insouciance et de cette paix que donne l'ignorance... Financier du savetier qu'il était, conscient de son insécurité, de plus en plus frustré dans ses besoins sentimentaux... Déprimé parce que l'on a complètement sous-estimé la contribution qu'a apportée pendant des millénaires l'harmonie du décor naturel à l'équilibre et à l'ardeur de vie... En proie à des psychoses dont le nombre va croissant dans les pays évolués et qui sont révélées parce que le milieu technique est impitoyable et exige de l'homme une adéquation de l'aptitude à la fonction qui l'oblige à travailler toujours à la limite de ses facultés. Autrefois, il était roi, prince, manant, ou ouvrier. Stabilité injuste et reposante. Aujourd'hui, sa situation est liée à son action. Si ses facultés baissent, il doit rétrograder ou partir. Les Etats-Unis connaissent déjà bien la rigueur de ce système qui tend de plus en plus à être le nôtre...
Sentimentales. La société de demain sera-t-elle donc cruelle à l'homme, à proportion des richesses qu'elle lui donnera ?
« Il est hors de doute, écrit M. Fourastié, que les syndicats et l'entreprise doivent prendre aujourd'hui le courage d'actions sentimentales qui seront considérées demain comme plus nécessaires à l'homme que l'automobile et le réfrigérateur... La pleine réalisation, longtemps incroyable et maintenant sûre, des objectifs socialistes classiques relatifs au niveau de vie et au genre de vie laissera subsister dans la condition humaine bien des facteurs de tension, d'inquiétude et de souffrance... »
Nous voilà prévenus, et c'est bien ainsi. Cette société bruyante et morose de producteurs-consommateurs dans laquelle nous sommes, certains la trouvent écœurante, et peut-être l'est-elle. Mais moins que celle de la misère.
Simplement, la nature du combat que doivent livrer les « progressistes » a changé. La rébellion féconde contre l'ordre technique n'est pas celle qui voudrait en retarder l'établissement mais celle qui inventera les nouvelles formes de beauté, les nouvelles expressions de l'amour, les nouvelles raisons de rêver dont se nourrira l'homme des 40.000 heures.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express