Les hommes blessés

Ecrire le livre qui changera le monde... Combien d'écrivains ont prononcé ce voeu! Et, comme François Nourissier, se remettent comme ils peuvent de ne l'avoir pas vu exaucé
Guillaume Durand, out. Nagui, out. Ruth Elkrief, out. Le vent est mauvais qui balaie le petit écran. «Nulle Part ailleurs» est une émission défraîchie, à laquelle on s'est obstiné à coller des rustines. Il paraît que ça va changer. Il n'est que temps. Pourvu que Pierre Lescure y mette la patte. Malheureusement, il est trop haut, maintenant, dans la hiérarchie de Canal pour s'occuper de tout. Mais c'est le moment ou jamais. Ruth Elkrief, excellente journaliste substituée à Anne Sinclair après l'intermède Field, c'est une greffe qui n'a pas pris sur un corps devenu rebelle à la politique telle qu'on la parle. Elle part la tête haute, sans avoir cédé sur sa manière, offensive. Le guili-guili n'est pas son registre. A TF1 on ne s'attarde jamais sur un échec et on a raison. «Dallas», ton univers impitoyable... L'épatant, quand on parle de Nourissier, c'est que tout ce que l'on aurait à lui reprocher, il l'a déjà dit. Il a fait le travail! Et il continue. Chez Pivot, on lui montre dans des bandes d'archives son visage de jeune homme qu'il masque depuis longtemps derrière une barbe blanche. Il se regarde et dit, écœuré:«Ce n'est pas supportable?», ou : «La gueule que je méritais déjà à 20 ans!» Il était charmant, cependant, le jeune Nourissier, du temps où Clara Malraux le sortait. Mais en le disant on craint de l'offenser. «L'autodénigrement, dit-il, est une méthode. La méthode d'autoconstruction que j'ai utilisée pour me bâtir.» Il paraissait heureux d'être sous les projecteurs : «J'ai le sentiment que les gens sont au rendez-vous, les assassinats sont plus subtils que d'habitude? C'est une espèce de victoire, un bonheur?» Atteint d'une méchante maladie, parkinson, il se tient droit, explique que l'écriture de son livre a exigé quatre ans de volonté et de travail accumulés : il ne peut plus taper sur sa petite machine à écrire qu'avec ses deux index. Il s'écrie :«Je voudrais mourir sans qu'on m'accuse encore une fois d'être un homme de droite.» Accusation infondée, c'est vrai. Mais quand on fréquente Paul Morand, Jouhandeau ou Drieu, parce qu'on est fou de littérature, on prête le flanc.«Avec Drieu, j'aurais dû faire plus attention», dit-il. Mais Malraux aussi fut l'ami de Drieu. Et la statue du seigneur Aragon couvrirait Nourissier sur sa gauche s'il en était besoin. François Nourissier est un petit-bourgeois. Ainsi s'est-il lui-même durement désigné. Devenu sur le tard grand bourgeois par osmose, le cher objet de son souci n'a pas changé: c'est la littérature. Ecrire est toute sa vie. Ecrire le livre qui changera le monde, disait Rimbaud. Combien de lèvres ont prononcé ce vœu. Ensuite, on écrit ce que l'on peut. Souvent dans le propos de François Nourissier revient le mot «risque». «J'ai le sentiment que j'aurais pu faire des livres meilleurs. Je n'ai pas pris de risque majeur? Jean d'O? Il est beaucoup trop bien élevé pour prendre des risques.» On regrette que Pivot ne l'ait pas poussé sur ce que signifie le «risque» pour l'écrivain. Sûr que François Nourissier entrera en bonne place dans les manuels de littérature après Nabokov et Nizan. Un seul obstacle peut se présenter : c'est que les manuels n'existent plus. Il y a trop de juifs à l'émission «Panorama» de France-Culture, écrit M. Renaud Camus dans son «Journal». Alain Finkielkraut, pompier de service sur le sujet, a essayé de calmer les esprits. On a le droit de tout dire. Le grave, s'agissant de M. Camus, c'est de penser ce qu'il écrit. Jacques Chardonne était, dans les années 30-40, un romancier apprécié. «L'Epithalame», apologie meurtrière du mariage, l'avait mis en vedette. Il est devenu illisible, mais la musique de sa prose est à peu près unique. Bourgeois protestant et nanti de Charente, mère américaine, voix tonitruante ornée d'un soupçon d'accent indéfinissable, de l'affectation mais de l'esprit, Chardonne avait aussi du charme. A un détail près, il aurait été, après la guerre, prix Goncourt, académicien, éditorialiste au «Figaro», etc. Mais, curieusement, cet homme qui ne s'intéressait qu'à la juste expression des sentiments et qui sympathisait avec Blum a accepté de se rendre en 1941 en Allemagne, invité par Goebbels, avec une délégation d'écrivains français. Il écrivit aussi quelques lignes malheureuses pour le moins. En 1945, il ne subit aucune condamnation, son fils Gérard, résistant, avait connu la déportation. Il fut écarté et poursuivit une activité d'éditeur chez Stock. Bientôt l'on sut que Jacques Chardonne était devenu «l'homme le plus méchant de Paris». Le talent n'a jamais été un alibi suffisant aux âmes basses. Mais on peut lire ou relire Chardonne sans l'absoudre ni se salir les mains. Les couples qui n'ont plus rien à se dire n'ont pas de secrets pour lui («Un siècle d'écrivains»). F. G.

Jeudi, avril 27, 2000
Le Nouvel Observateur