Les exilés de la cloche

Comme si souffrir, dans leur naufrage sans retour, était le dernier droit des clochards, leur ultime protestation contre l'ordre scandaleux du monde?
«Je les hais. Ils puent la crasse, les pieds, le tabac et le mauvais alcool. Ils puent la haine, les rancœurs et l'envie. Terrorisent les plus faibles et les infirmes. Guettent comme des rats le sommeil des autres pour leur dérober des misères. Ils se tuent aussi. On ne peut pas ne pas les haïr.» Celui qui tenait ce discours (sur LCI avec Edwy Plenel) parlait des clochards dont il s'est occupé pendant quinze ans à Paris. Anthropologue et psychanalyste, Patrick Declerk a suivi, soigné, écouté, donné plus de 5 000 consultations dans les centres d'hébergement, il s'est même fait clochard, réfugié dans le métro avec quelques autres. «On est ivre, on se dispute pour un mot. On se bat. On se vole. Qui peut imaginer la nudité profonde, la fragilité qui glace un être qui doit se dévêtir pour déféquer en public entre deux voitures ou dans un tunnel du métro?» Il s'est fait ramasser dans la rue, emmener au centre de Nanterre. De tant d'expériences il a fait un livre, «les Naufragés», terrible. Le clochard n'est pas abandonné par la société, même si les lourdeurs bureaucratiques et les incohérences altèrent l'efficacité de l'assistance apportée à une population d'autant plus difficile qu'elle n'en veut pas. On peut soigner un corps souffrant ramassé sur un trottoir. On ne peut pas sauver de la clochardise. Pourquoi s'y incruste-t-on? Comment y entre-t-on? Les récits individuels ont un point commun : le clochard ne se sent jamais responsable de sa situation. C'est une mauvaise femme, un mauvais patron, des mauvais parents, c'est l'alcool «plus fort que moi»? Mais pourquoi devient-on alcoolique? Parce qu'on est clochard? Ou bien devient-on clochard parce qu'on est alcoolique? La question, vertigineuse, reste ouverte. Les clochards sont évalués à 100 000, dont 20% environ sont issus de classes aisées. Tous sont brisés, retranchés dans un exil dont ils ne reviendront jamais, jaloux de leur souffrance en quelque sorte, comme si souffrir était leur dernier droit, leur ultime protestation contre l'ordre scandaleux du monde. L'auteur exècre la compassion, cet amour de soi. Ce qu'il invite à voir en face, à travers ce qu'il rapporte, c'est l'horreur de la condition humaine. Etranger à la foi chrétienne, Patrick Declerk nous a balancé ses clochards, nos clochards, comme un défi désespéré à tout humanisme. Il l'a fait avec la tête d'un bon vivant, plutôt réjoui d'avoir pissé sur la bûche de Noël. Son livre est saisissant. Thierry Ardisson est un grand pervers, professionnel avisé, qui n'aime rien tant qu'humilier, en tout cas déstabiliser, ceux qu'il interroge dans un mélange de froufrous, de seins nus et de travestis. Le public du samedi soir adore. Il se paie volontiers les politiques. Il y a quelques mois, c'était Michel Rocard, suffoquant comme un poisson rouge sorti de l'eau. L'autre semaine, c'était François Bayrou, qui s'est fait carrément essorer. Mais qu'est-ce qu'ils vont donc faire chez Ardisson, à dire s'ils préfèrent la sodomie ou la fellation? Leur éditeur les pousse, avec l'espoir de vendre cent exemplaires de plus de leur livre après un passage dans la moulinette Ardisson, et les voilà maquillés, poudrés, prêts au sacrifice. L'autre samedi, le ton changea avec le dirigeant de Corsica Nazione, Jean-Guy Talamoni, redoutable dialecticien. Lui fut chouchouté, plaint d'avoir à subir le «colonialisme français», il exposa tranquillement qu'il exigeait l'amnistie des assassins du préfet Erignac. Quand il fut parti on se dit : mais où est passé Ardisson? Pas une question dérangeante? Une remarque un peu vive? C'est Michel Serrault le magnifique, présent autour de la table, qui éclaira notre lanterne : «Je n'étais pas rassuré», dit-il. Assez plaisant documentaire sur Chanel, la plus grande success story du xxe siècle, nourri d'archives piquantes. Comme elle était jolie à 25 ans, et laide à 75 quand il ne restait plus que la cruauté sur son petit visage! Karl Lagerfeld a paru bien ingrat d'en parler avec dédain. Le monde aura oublié son nom depuis longtemps lorsque celui de Chanel évoquera encore un pur génie français (France 2). Les frères Taviani ont la grâce au bout des doigts. Ils ont mis tout leur savoir-faire, leur sensibilité italienne ? qui fusionne très bien avec la sensibilité russe ? dans ce «Résurrection», somptueux téléfilm inspiré de Tolstoï. Un grand mélo, «le Prince et la Prostituée», avec une interprète étonnante, Stefania Rocca. Epatant (France 2). F. G.

Jeudi, janvier 3, 2002
Le Nouvel Observateur