Expose les grandes thèses de la philosophie d'Herbert Marcuse qui sert de référence à un mouvement d'étudiants allemands révolutionnaires.
Toutes les révolutions ont été rêvées, conçues, et parfois déclenchées, par des intellectuels, rebelles à l'ordre social en vigueur.
Les étudiants allemands réunis autour de Rudi Dutschke en offrent une nouvelle démonstration. Enfants d'une civilisation industrielle qui a liquidé la misère, enfants de la prospérité, ils dénoncent la tyrannie sournoise qui maintient les hommes des pays riches dans la servitude.
Comme tous les révolutionnaires, ils se proposent, après avoir détruit, d'établir une dictature qui enseignera la liberté aux tyrannisés. Après quoi, assure leur maître à penser, le philosophe Herbert Marcuse, la dictature s'abolira d'elle-même, quand l'Homme nouveau issu de cette dictature sera né.
Il y avait longtemps qu'aucune utopie ne brillait, en Europe, à laquelle les rebelles puissent attacher leur char. Verrons-nous celle-là se déployer et les foyers d'insurrection s'allumer partout, ou restera-t-elle agitation juvénile bruyante, mais avortée sans véritables moyens d'action ?
Herbert Marcuse ne laissera peut-être pas plus de trace dans l'Histoire que Charles Fourier, auquel il fait parfois penser. Mais que ses disciples placent son nom à côté de ceux de Marx et de Mao est en soi révélateur. Il faut savoir, au moins sommairement, ce qu'il professe. Ceci :
Les méthodes de domination des hommes sur les hommes se sont transformées : elles sont devenues de plus en plus technologiques, productives, et profitables pour les objets de la domination. De sorte que, dans les secteurs les plus avancés de la société, les gens ont été attachés au système de domination et se sont réconciliés avec lui à un degré sans précédent. Ce que Max Weber prévoyait quand il écrivait, à propos du capitalisme : « Avec l'assistance de la machine, l'organisation bureaucratique est en train de construire les demeures de l'esclavage à venir, où les hommes seront peut-être un jour comme les paysans de l'Etat égyptien antique, consentants et impuissants, pendant qu'une administration et une perspective valables de façon purement technique, devenues valeur unique et ultime, décideront souverainement de la direction des affaires. »
La civilisation actuelle — qu'elle soit capitaliste ou communiste — construit et aménage avec des meubles luxueux « les demeures de l'esclavage » qu'elle met à la portée de tous. Et la démocratie de masse devient plébiscitaire au niveau de l'économie et de la société.
Mais, en même temps, cette société engendre des forces explosives qui minent ses fondations. Le temps de travail est réduit et en arrivera à être marginal par rapport au temps libre. Pour le moment, les loisirs nouveaux restent passifs, parce que les forces répressives les organisent et les gouvernent, de crainte que ne soient libérés des besoins instinctuels subversifs — besoin de beauté, de silence, de solitude, pulsions sexuelles non canalisées vers un érotisme commercial. Le mode de vie en serait transformé. La morale qui conduit à apprécier le comportement d'un individu suivant son utilité sociale, démantelée.
Or, poursuit Marcuse, il est vrai que jusqu'à présent la civilisation a été fondée sur l'assujettissement permanent des instincts humains. Il est vrai que ce sacrifice, qui a sublimé ces instincts, qui les a détournés vers des activités et des manifestations socialement utiles, qui a imposé la discipline du travail à plein temps et celle de la reproduction monogame, a été rentable. Dans les zones techniquement avancées de la civilisation, jamais davantage de besoins d'un plus grand nombre de personnes n'ont été satisfaits.
Mais aujourd'hui, répression et servitude deviennent superflues : nous arrivons au moment où les réalisations matérielles et intellectuelles de l'Humanité semblent permettre la création d'un monde réellement libre.
Reste à inventer la civilisation non répressive qui dérangera beaucoup d'intérêts. Pour ce faire, il faut donc commencer par accomplir la révolution sociale et politique, et par mettre au pouvoir « l'intelligence révolutionnaire », qui ne peut évidemment s'en emparer sans l'appui des masses. Après quoi, une dictature de l'éducation, quasi platonicienne « mais sans la cruauté », exercée par ceux qui savent les ressources de l'Homme et les conditions à remplir pour garantir son épanouissement, s'établirait.
Voilà, à peu près résumée, la thèse d'Herbert Marcuse. Pour l'heure, les étudiants qui ont retenu son enseignement n'en sont qu'à la première partie du programme : la révolution politique. Pour y entraîner les masses, il faudrait pour le moins traduire dans un autre langage son but ultime, « la sublimation non répressive ».
Il reste que Marcuse a donné une forme et un contenu à la révolte des esclaves dorés. L'époque est révolue où la jeunesse européenne digérait la Seconde Guerre mondiale. Cette jeunesse-là est, aujourd'hui, quadragénaire. Elle a, ou elle n'a pas, cultivé l'angoisse de l'absurde ; elle a, ou elle n'a pas, mis son espoir, puis son désespoir dans le communisme pour créer l'Homme nouveau. Ses rebelles sont cassés. Ou casés. A moins qu'ils ne situent leur espoir à Cuba ou en Chine, ce qui est une façon d'être désespéré en Europe.
Si quelques-uns restent, à l'âge de la maturité, d'incorrigibles révoltés, il faut faire une part à l'automatisme des attitudes, une autre à l'histoire personnelle de chacun. Les motifs personnels se mêlent toujours aux causes objectives qui, à chaque époque, alimentent la révolte d'un petit nombre contre l'esclavage du grand nombre.
Mais dans les pays industriels avancés, les causes objectives d'autrefois se sont dissoutes. Elles ne nourrissent plus l'élan révolutionnaire au nom du prolétariat opprimé. Si celui-ci continue de « vendre son travail », son sort s'est lentement transformé, il rejoint le sort commun. Et là où s'est accomplie la révolution prolétarienne, la liberté, au sens qu'on lui donne dans les démocraties capitalistes, ne s'est pas acclimatée, comme cela éclate aux yeux aujourd'hui.
Alors, dans quoi un jeune Européen peut-il, aujourd'hui, engouffrer son espoir ? Quand on commence à penser que tous les systèmes ont leurs avantages et leurs inconvénients, on est bon pour faire un réformiste, ardent peut-être, mais un réformiste du système dans lequel on se trouve. Non un révolutionnaire. Non un amant de l'utopie qui créera l'Homme nouveau dans la société idéale.
Et pourtant, il faut rêver. Il aurait été bien étonnant que les générations nouvelles d'Européens dorés ne sécrètent pas, à leur tour, leurs rebelles et leurs doctrinaires. C'est fait.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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