Les enfants perdus

Analyse la portée d'un fait divers sordide (le meurtre d'un garçon de sept par un adolescent de 15 ans). Commente et critique les propos qui ont été tenus pour tenter d'expliquer ce meurtre. (mise en accusation de la situation familiale, parents divorcés)
La tragédie de Versailles, on voudrait l'ensevelir dans l'oubli. N'y plus penser. Interdire surtout la louche curiosité déguisée en compassion et les aliments qu'on lui donne. Ceux qui pleurent ont besoin de silence. Nous en avons tous besoin aussi.
Le mal a touché trop profond, là où le drame n'est pas seulement spectacle du malheur des autres, ce sinistre gala qui fait toujours recette ; le mal a touché là où le drame devient bouleversement intime.
Qui ne s'est dit : « Si c'était mon enfant... » Lequel ? Ah ! les deux ! Pour conjurer le cauchemar, on cherche une explication. Donner la sienne, solliciter celle des spécialistes, suggérer des mesures pour protéger les uns, trouver ce qui distingue radicalement l'enfant criminel de nos enfants, incriminer, juger, c'est un mouvement instinctif de défense contre la peur. On a peur quand le vertige saisit devant ce qui fait éclater tous les schémas connus.
Un crime de maniaque, un crime crapuleux, si atroces qu'en soient les conséquences, cela entre dans une catégorie, cela n'ouvre pas sur des abîmes. Nous savons que des malades s'attaquent, partout, aux enfants. Nous savons que sévit, partout, une pègre professionnelle. Nous savons que ces tumeurs poussent dans le corps des sociétés, comme la foudre frappe. Nous voulons nous en prémunir, nous en sommes effrayés, nous en avons horreur : leur existence n'ébranle pas notre univers. Mais le garçon de 15 ans, intelligent, doué, meurtrier froid d'un garçon de 7 ans, cela fait basculer dans le domaine effrayant du jamais vu.
Alors, par nécessité de se raccrocher à une explication « raisonnable », logique, on dit n'importe quoi. Par exemple, que les parents de l'adolescent étaient divorcés — eh bien, voilà, c'est clair ! — et sa mère travaillait tout le jour et il n'y avait pas d'homme à la maison, alors vous pensez ! Qu'eût-on pensé s'il y avait eu, à la maison, un homme qui ne fût pas son père...
Comment des gens chargés de responsabilités osent-ils imprimer, répandre, diffuser de pareils propos ? Comment croient-ils que les enfants de couples séparés — un pour dix mariages, en France — recevront ce verdict ? Et tous ceux qui n'ont pas de père à la maison et pour lesquels leur mère travaille ?
C'est un véritable assassinat moral que l'on commet contre ces enfants-là que de les désigner, en bloc, comme porteurs des germes du désordre. Il suffit qu'il y en ait dix sur cent qui accusent le coup, il suffit qu'il y en ait un, plus fragile, plus vulnérable, qui se sente désormais marqué au front, pour que sa destruction commence. Et ce sont les bons apôtres qui auront fait cet abominable travail-là, comme s'ils allaient ainsi, au demeurant, empêcher un seul ménage de se rompre.
Que les plus convaincus du mal qui peut résulter d'un divorce soient un peu conséquents. Ce mal qu'ils déplorent, ils l'aggravent. Chaque fois que l'on fait sentir à un enfant, fût-ce en s'apitoyant, qu'il « n'est pas comme les autres », chaque fois que l'on porte devant lui jugement sur les parents séparés, alors qu'il doit s'accommoder, lui, d'un foyer désuni, on est coupable. Occupons-nous donc plutôt de nos propres enfants et de leurs propres problèmes, qui ne sont pas, que l'on sache, si simples, même dans les familles unies. Ce sera la douloureuse gloire du malheureux M. Malliart que de s'être interdit le blâme. Au contraire.
Alors, il faut admettre qu'en un enfant, les forces obscures, irrationnelles, soient aussi puissantes que chez un adulte ? Oui. Elles le sont. Davantage. Le petit d'homme est absolument égoïste, il sent intensément ses besoins et lutte sans ménagement pour les satisfaire. Et ce n'est pas l'intelligence qui lui permet — qui nous permet — de tenir ces forces en respect. Rappelons-nous quels gestes un homme intelligent est capable de commettre parce qu'on froisse l'aile de sa voiture. Et depuis Caïn...
La maîtrise de ces forces obscures qui peuvent commander les actes les plus aberrants, c'est ce que nous communiquons à nos enfants en donnant les paroles d'amour et de sécurité qui fortifient contre l'angoisse, en donnant l'éducation qui verrouille la porte aux impulsions déchaînées.
Pourquoi l'enfant perdu de Versailles, intellectuellement développé, est-il resté affectivement un bébé, c'est-à-dire ce qu'il y aurait de plus cruel si le bébé pouvait agir, et de plus démuni ? Aucun spécialiste sérieux n'oserait formuler un diagnostic. Ni sur lui ni sur le moindre trouble du comportement affectant un être humain, sans savoir d'abord comment ce trouble s'inscrit dans l'histoire personnelle de celui qui le manifeste. Et il n'y a pas deux histoires identiques. Et il faut beaucoup de temps, de patience et de science pour pénétrer une histoire humaine, fût-ce celle d'un enfant.
On ne sait, à coup sûr, ni pourquoi certains sont, peut-être à la suite d'une détérioration physique, la proie docile de ces forces obscures. Ni pourquoi ils transforment en actes ce qui, chez d'autres, reste fantasmes. Ni pourquoi certains sont irrémédiablement pervers, tandis que d'autres pourraient être soignés, fortifiés, trouver ce qu'on appelle l'équilibre, c'est-à-dire la capacité d'agir, pour l'essentiel, en obéissant à la raison.
Ce que l'on sait, en revanche, c'est que personne ne peut être témoin d'un acte aberrant ou même d'agissements inquiétants comme s'il était lui-même sans angoisse et sans faille. Notre trouble en est la preuve. Et toute publicité donnée à ces actes, forçant en quelque sorte à y participer, peut éveiller ou réveiller, chez les fragiles, chez les faibles, ou chez les pervers, ce qui est « plus fort qu'eux ».
Avec toute la passion qu'un journaliste peut éprouver pour l'information, avec la conviction qu'elle est saine, bonne, indispensable et que toute forme de censure est odieuse, je dis qu'il n'est pas possible d'admettre qu'une tragédie comme celle qui vient de secouer longuement toute la France serve à alimenter nos émotions, quelles qu'elles soient, et, pire encore, celles de nos enfants. C'est très grave. La seule excuse de ceux qui commettent ce crime-là, c'est que, peut-être, ils ne savent pas ce qu'ils font. Eh bien, qu'ils l'apprennent, qu'ils se renseignent. C'est qu'ils ont, eux, besoin d'information.
Quant à ceux qui se sont prêtés à de prétendues interprétations psychanalytiques à usage commercial, le moins qu'on puisse dire est que s'ils étaient qualifiés, ils ne s'y prêteraient pas.
Au lieu de jacasser sur ce dont les enfants des autres ont besoin, si nous commencions par essayer, là où nous sommes, et humblement, de le leur donner ?

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express