Les doigts de fée

Sur les aberrations de la formation professionnelle des filles (inscrites en section couture par tradition, parce que mal informées, « un métier qui se meurt »), sont condamnées à être profession sous-qualifiées à une époque où l'égalité de l'éducation pr
Cela ne fera pas scandale. Il est même probable que personne n'en parlera. Mercredi matin, il n'était question, dans les rubriques de télévision, que du « Don Juan » diffusé la veille, dans la soirée. Pourtant, un peu plus tôt, vers 19 heures, un attentat avait été commis, dans des millions de foyers, par la télévision française.
Celle-ci inaugurait un « Magazine d'orientation professionnelle ». Pour comprendre ce qui s'est passé, un préambule est nécessaire. Il n'est pas drôle. L'orientation professionnelle n'est pas un sujet drôle. Mais il n'y en a peut-être pas qui exige un plus grand effort d'information à tous les niveaux : adolescents terminant leurs études primaires, jeunes gens terminant leurs études secondaires, parents anxieux de donner un métier à leurs enfants.
Nous ne savons rien, ni les uns ni les autres, ni les jeunes ni les moins jeunes, ni les bourgeois ni les non-bourgeois. Nous vivons sur des modèles périmés, sur des idées reçues il y a cinquante ans, sur une méconnaissance totale de la structure de l'emploi.
Avant d'entreprendre des études, où se renseigner, comment savoir ce qu'est véritablement l'exercice de tel ou tel métier, les possibilités qu'il offre, les servitudes qu'il impose, les salaires qu'il propose ?
Ce qui est vrai dans le cadre des études supérieures ne l'est pas moins au niveau des indispensables études techniques. Sait-on ce qu'est la vie d'un ouvrier non qualifié ? Il y en a 59 %. Et d'une ouvrière non qualifiée ? Il y en a 87 % ! Elles font les travaux dont les hommes ne veulent pas. Elles, et les Nord-Africains. L'absence de formation professionnelle est une véritable plaie de la condition féminine. Se souvenir à ce propos que le tiers de la population active de la France est composé de femmes.
Plus que la carence de l'enseignement, ce sont les traditions, les préjugés, l'ignorance où sont les adolescentes et leurs familles quant aux branches de l'industrie où elles pourraient s'insérer qui créent, aujourd'hui, cette situation.
Alors, au moment d'entrer dans un collège d'enseignement technique, où leurs parents les inscrivent-ils ? Dans la section « couture ». Un joli métier pas salissant, n'est-ce pas. L'aiguille n'est-elle pas l'outil naturel de la femme, comme l'écrivait au XIXe siècle M. Jules Janin ? Et puis, ça leur servira toujours quand elles seront mariées. De surcroît, en section « couture », elles ne risquent pas de faire de mauvaises rencontres, c'est-à-dire de fréquenter des garçons. Le rêve, quoi !
Si bien qu'en 1960, sur les 256 000 filles qui suivaient un enseignement professionnel, 87 % apprenaient un métier de la couture. C'est-à-dire un métier qui se meurt. Pas un guide, pas un essai, pas une étude sur le travail des femmes qui ne le dise. Et qui ne raconte ce qu'il advient des « doigts de fée » lorsqu'ils ne trouvent pas à s'employer dans le velours ou la mousseline. On les retrouve dans l'électronique où l'agilité et la précision des femmes font merveille. Aux salaires les plus bas, cela va de soi, puisqu'elles n'ont pas été formées à l'électronique mais à la couture. 80 % des ouvriers non qualifiés, des O.S. de l'électronique, sont des ouvrières, payées 3 Francs 45 l'heure.
Or, il y a deux ans, le gouvernement a entrepris de lutter pour que les jeunes filles ne soient pas condamnées, si nombreuses, à une spécialisation qui est elle-même condamnée. En 1966, tous les établissements d'enseignement technique jusque-là réservés aux garçons ont été ouverts aux filles. En même temps, des sections « couture » ont été fermées.
En vain. Non informées, méfiantes, entraînées par le poids d'habitudes séculaires, les familles se sont obstinées. Pour que, au bout de trois ans d'études, la fille de la maison obtienne son certificat d'aptitude professionnelle de couturière, on l'a parfois inscrite dans une école privée, moyennant 100 à 120 Francs par mois soustraits à des budgets étroits.
Et comme les établissements privés d'enseignement professionnel subissent la loi de l'offre et de la demande, ils se multiplient dans les secteurs où ils trouvent des élèves, bien évidemment.
En septembre 1967, une circulaire ministérielle a rappelé à tous les recteurs, inspecteurs d'académie, inspecteurs de l'enseignement technique, et aussi à tous les directeurs des centres d'orientation scolaire et professionnelle que « le principe de l'égalité d'accès des filles aux enseignements techniques et professionnels de tous niveaux » est désormais acquis. Cette circulaire précise que, recherches faites, un nombre important d'établissements professionnels à caractère industriel sont susceptibles d'être ouverts sans restriction aux jeunes filles, et recommande que la liste de ces établissements soit largement diffusée auprès des familles et des orienteurs.
Bref, au niveau des pouvoirs publics, on commençait enfin à admettre qu'il est indécent de faire des femmes le réservoir de la plus basse main-d'œuvre. On découvrait qu'un immense travail doit être accompli et soutenu pour que les parents apprennent à attacher autant d'importance à l'éducation professionnelle des filles qu'à celle des garçons. La semaine dernière, la télévision, service public, et moyen d'information puissant entre tous, lançait ce « Magazine d'orientation professionnelle ». On applaudit. On se félicita. On regarda. Et que vit-on ? A quel métier d'avenir les jeunes filles étaient-elles conviées à s'intéresser ? A quelle spécialisation bien moderne et propre à assurer un emploi ? A quelle section des collèges techniques ? Il faut l'avoir vu pour y croire : à la haute couture !
Et cela s'appelait « Geneviève de Paris », et il n'y manquait que le pot de géranium sur le balcon de Mimi Pinson.
La gentille jeune fille de 18 ans, première main au tarif de 600 Francs par mois dans une maison parisienne, qui s'est prêtée à la réalisation de cette émission n'est pas en cause. Elle n'est pas responsable de la niaiserie où baignait ce reportage sur sa jeune existence. Elle n'a pas choisi d'achever sous nos yeux une robe de mariée, afin qu'aucun cliché ne nous soit épargné. On lui souhaite d'épouser un garçon mieux orienté et capable d'assurer la vie du ménage. Elle pourra toujours se faire des robes qui lui coûteront à peine plus cher qu'à les acheter en confection.
Mais ceux qui ont conçu cette émission, ceux qui dirigent les programmes, ils ne savent donc pas ce qu'ils font ? Alors, il faut le leur dire. Non seulement, ils ont fabriqué, mardi, une poignée de chômeuses pour l'avenir, mais ils ont ruiné, en quelques minutes, des mois d'efforts de la part des orienteurs.
C'est ce qu'on peut appeler une émission réussie.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express