Réflexions sur les comédiens à l'honneur dans la société. Longue citation d'Octave Mirabeau en introduction
Aujourd'hui où l'on ne s'intéresse plus à rien, on s'intéresse au comédien. Il a le don de passionner les curiosités en un temps où l'on ne se passionne plus pourtant ni pour un homme ni pour une idée. Depuis le prince de maison royale qui le visite dans sa loge jusqu'au voyou qui, les yeux béants, s'écrase le nez aux vitrines des marchands de photographies, tout le monde en chœur chante la gloire du comédien. Alors qu'un artiste ou qu'un écrivain met vingt ans de travail, de misère et de génie à sortir de la foule, lui, en un seul soir de grimaces, a conquis la terre. Il s'y promène, en roi absolu, au bruit des acclamations, sa face grimée et flétrie par le fard ; il y étale ses costumes de carnaval et ses impudentes fatuités. Et de fait, il est roi le comédien. Avec le bois pourri de ses tréteaux, il s'est bâti un trône, ou plutôt le public — le public de décadents que nous sommes — lui a bâti un trône. Et il s'y pavane, insolent ; il s'y vautre, stupide, se faisant un sceptre du bec usé de sa seringue, et couronnant sa face d'eunuque vicieux d'une ridicule couronne de carton peint. Cet être autrefois rejeté de la vie sociale, pourrissant, sordide et galeux, dans son ghetto, s'est emparé de toute la vie sociale. Ce n'est point assez de la popularité dont on l'honore, des richesses dont on le gorge. En échange des mépris anciens, on luî rend les honneurs nationaux, et nous en sommes venus à un tel point d'irrémédiable abaissement que marchandant la récompense à de vrais courages et à de sublimes dévouements, nous attachons la croix sur la poitrine de ce pitre dont le métier est de recevoir, tous les soirs, sur la scène, des coups de pied et des gifles.
Je crois qu'il est temps de vous prévenir, si vous ne vous en êtes déjà aperçus : ces lignes terribles ne sont pas de moi. Elles ont été publiées dans le Figaro. La date ? 2 octobre 1882. L'auteur ? Octave Mirbeau.
Vous-voyez qu'il n'y a donc pas de quoi soupirer avec distinction : « Ah ! mon Dieu, quelle époque vivons-nous ! » parce que, aujourd'hui comme il y a soixante-dix ans, les « nez-rouges » sont mieux payés que les savants, parce que Jean Marais trouve tous les matins dans sa boîte à lettres un bouquet de fleurs fraîches et parce qu'on publie plus volontiers la photo de Michèle Morgan que celle de Robert Schuman.
Lucien Guitry demandait, et obtenait 600 francs par jour pour jouer La Veine. Trente louis. En évaluant modestement ce jaune symbole de notre défunte prospérité à 4.000 francs de notre présente misère, Guitry touchait tous les soirs l'équivalent de 120.000 francs-Petsche.
A la même époque, Jules Renard, qui avait déjà fait jouer Poil de Carotte et qui était célèbre, pousse des clameurs de reconnaissance parce qu'on lui donne jusqu'à cent francs pour
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FRANÇOISE GIROUD
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un article. C'est-à-dire, selon la même évaluation, environ 20.000 francs de notre menue monnaie.
Le rapport entre l'écrivain vedette et le comédien vedette n'est-il pas demeuré sensiblement le même ?
La grande différence, c'est qu'autrefois l'acteur bien payé s'en vantait, tandis qu aujourd'hui il s'en cache. Il a peur. Peur du fisc qu'il fraude, peur de sa bonne qui ricane...
Ecrire en toutes lettres le montant du cachet d'un comédien - ou des bénéfices d'un industriel d'ailleurs — c'est s'en faire un ennemi mortel.
Autrefois, on voulait « paraître ». Aujourd'hui, on préfère « disparaître », et je connais une « fraude vedette qui a fait placer un moteur puissant dans la carrosserie d'une petite voiture pour n'exciter ni la hargne de ses voisins ni la curiosité de son percepteur.
Mais quand on voit, comme l'autre soir au théâtre de l'Etoile, toute une salle hurler de plaisir en écoutant Yves Montand et Line Renaud, on se demande au nom de quelle morale on refuserait le droit de s'enrichir à ceux qui dispensent la joie quand on l'accorde à ceux qui vendent des boutons-pressions, des poireaux ou des livres de classe.