Les choses de la vie

Part immense de l'irrationnel dans notre vie.
LES CHOSES DE LA VIE

FRANÇOISE GIROUD

Quand on porte de l'eau à 100°, elle bout. L'expérience peut être renouvelée un million de fois par les gens et les moyens les plus divers, dans les circonstances les plus dissemblables, elle donnera le même résultat. Aussi peut-on en tirer une loi.
Un certain nombre de gens, extrêmement agaçants il faut bien le dire même lorsqu'on en fait partie, s'obstinent à penser que tout ce qui n'entre pas dans le cadre de certitudes objectives aussi solidement vérifiées doit être tenu pour suspect. Ainsi de Mme Soleil et de M. Mességué, ces béquilles de l'humanité crédule et souffrante, qui dispensent sur les ondes des conseils fondés, pour la première, sur des configurations astrologiques ; pour le second, sur les propriétés des fleurs, des feuilles et des écorces.
Se sont-ils jamais consultés réciproquement, elle pour maigrir, lui pour savoir si la Lune est propice à sa candidature aux élections municipales ? Jamais. Mais leurs auditoires respectifs (ou communs) ne semblent pas s'en étonner.
Les prédictions faites en 1970 par Mme Soleil, que de mauvais esprits ont eu la cruauté d'exhumer, ne se sont pas toutes réalisées, il s'en faut. Et les patients de M. Mességué, affligés d'asthme, d'eczéma, de rhumatismes, d'ulcères ou de cellulite n'ont pas tous guéri, loin de là, bien qu'il s'en tienne soigneusement aux maladies dites fonctionnelles.
Le crédit du phytothérapeute, comme il dit, et de la logothérapeute,
comme elle ne dit pas, en a-t-il été le moins du monde affecté ? Nullement. Parce que, si l'on croit en eux, c'est sans y croire tout à fait.
La seule loi que l'on puisse tirer de leur activité, c'est que nous sommes encore dans de tels abîmes d'ignorance, quant à la mécanique humaine en particulier, que le champ où peut fleurir l'irrationnel reste immense.
C'est Jean Fourastié qui demandait que soient données des leçons d'ignorance. A travers les questions posées par les auditeurs d'Europe N° 1 et de R.t.l., n'apprend-on pas, indirectement, que personne ne sait comment vivre, vieillir, mourir ? Que nous ne savons pas davantage comment élever un enfant difficile, redresser une entreprise, choisir celui ou celle que nous épouserons, aider un ami dans la peine ? N'y découvre-t-on pas le peu que l'on sait sur le comportement apparemment anarchique de notre corps, sur ses conflits ou sa connivence avec l'esprit ? Bref, n'est-il pas éclatant que, pour l'essentiel de la vie, nous sommes encore dans la nuit et que nous y sommes tous ? Il faudrait l'enseigner.
Si ces leçons d'ignorance étaient élaborées, au lieu d'être involontaires, on y exposerait aussi qu'il n'y a pas de phénomène inexplicable, mais seulement des phénomènes inexpliqués. Que rien ne se produit sans raison, mais que la raison de la plupart des choses qui se produisent nous est encore inconnue, des origines de la vie aux crises économiques, de la migraine à l'amour.
Elles auraient bien des vertus, ces leçons. Elles valoriseraient ce que l'on sait vraiment — comment voler dans le ciel, émettre des images télévisées, greffer un rein, entre autres merveilles ; elles rétabliraient la distance nécessaire envers ce que l'on croit savoir, mais dont la preuve reste à faire ; elles remettraient enfin les pseudosciences à leur place.
Alors, les Mme Soleil et les M. Mességué retrouveraient la leur, celle qu'occupent depuis la nuit des temps, dans les villages, ceux qui soignent avec des plantes et ceux qui soignent avec des mots, au gré de leur intuition plus que d'une science appliquée. Et pourquoi ne seraient-ils pas, quelquefois, efficaces ? Qui peut dire exactement comment agissent la parole, la confiance, la foi, l'espoir, sur un être humain tourmenté ou malade ? Honnêtement, il n'est pas plus sérieux de prétendre le savoir que d'aller, pour son compte, consulter voyantes et guérisseurs.
Autrefois, à côté des extralucides et des fakirs, qui n'ont jamais manqué de clientèle, et de la plus huppée, c'était un peu le rôle des vieilles gens d'écouter, de conseiller, d'apaiser, de consoler.
Chacun sait bien qu'en s'obligeant à formuler ses propres difficultés, il arrive qu'on les voie mieux, plus clairement, plus calmement.
De leur côté, ceux qui étaient attentifs à la plainte ou aux récits des plus jeunes leur apportaient, outre une oreille disponible, leur connaissance de la vie, ce savoir irremplaçable par des cours de linguistique, de physique nucléaire ou de sociologie. Comme ils sont ignorants de la réalité des choses de la vie, les jeunes savants d'aujourd'hui ! Et parfois les moins jeunes aussi...
Souvent, dans les villes nouvelles, dans les grands ensembles, il n'y a plus de vieux. Et ceux-ci ne manquent pas seulement aux enfants, pour qu'ils apprennent spontanément que les plantes humaines fleurissent et puis se fanent et meurent. Ils manquent aux adultes.
A cet égard, oui, la forme que prend la société n'est peut-être pas étrangère à l'audience de Mme Soleil et de M. Mességué. Mais n'allons tout de même pas faire semblant de croire qu'avant leur irruption sur les ondes, leurs auditeurs d'aujourd'hui n'étaient pas des consommateurs acharnés d'horoscopes quotidiens ou de remèdes miracles.
Tout au plus M. Mességué bénéficie-t-il de la coïncidence entre l'obsession de la pollution, qui est en train de prendre un caractère franchement névrotique, et l'origine « naturelle » des produits qu'il recommande. Queue de cerise et racine de chiendent, cela vous a des résonances bucoliques, n'est-il pas vrai, plus alléchantes, dans l'état où nous sommes, que l'absorption de chlorzoxazone, de butobarbital ou d'acide acétylsalicylique.
En vérité, ce qui choque si fortement, dans la bruyante présence sur les ondes de ces thérapeutes du genre le plus ancien, c'est le miroir qu'ils offrent publiquement de notre fragilité. Cette part d'obscurantisme qui surgit si facilement, à la surface humaine, quand l'angoisse, le désespoir, la peur ou la maladie attaquent, personne n'est si assuré d'en être indemne qu'il ait envie de la voir exhibée, même quand il s'agit de celle des autres.
Mais quoi ! nous sommes faits de cela aussi. Sinon, autant vivre entre ordinateurs.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express