Les câlins qui tuent

Pour traiter de la pédophilie sans tomber dans le voyeurisme, il fallait le talent de Daniel Karlin
Vu sur Planète un fameux document : Noam Chomsky filmé par des Canadiens dans toute sa gloire. Noam Chomsky est cet illustre linguiste américain, très engagé lors de la guerre du Vietnam et en Mai-68, qui a fait scandale quand il s'est mêlé de défendre le négationniste français Faurisson et même de le préfacer au nom de la liberté d'expression? Chomsky est socialiste libertaire. Son obsession, ce sont les médias, tous les médias, qui mentent et sont stipendiés, selon lui, par le pouvoir capitaliste pour «fabriquer du consentement» . Si la télévision exige que l'on soit concis quand elle vous invite, c'est pour interdire le développement de la pensée. Tout cela est une immense conspiration.Il le soutenait déjà en Mai-68. Les sociétés industrielles ont l'originalité d'absorber toutes les oppositions et de les faire en quelque sorte contribuer à la cohésion sociale. Même l'art est privé de sa force subversive. Alors il s'emploie à donner des cours d'autodéfense intellectuelle, de liberté d'esprit? Mais on ne peut pas lutter seul. Il faut que des petits groupes se forment et se rejoignent. «C'est une révolte anarchiste qu'il faudrait, comme en Espagne en 36», dit-il. Incapable de dire quel système il faut substituer au capitalisme, il sait qu'il veut contribuer à une transformation spirituelle. Il faut connaître son évangile. Il a beaucoup de paroissiens à travers le Webaujourd'hui.Un journaliste de «Libération» écrit : «On n'imaginait pas qu'il puisse faire partie de la télévision de demain. Drucker, c'est les soirs ringards de Champs-Elysées".» Remarque analogue dans un magazine de télévision. Or voilà que l'un des trois grands groupes audiovisuels, Expand, s'est offert Michel Drucker. Conseiller du groupe, il entrera dans ses fonctions de «créer des émissions qui rendent les gens heureux» . Chomsky le ferait fusiller! Expand a racheté DMD, la société de production de Drucker. En échange de quoi il reçoit 4,2% du capital d'Expand, ce qui, à l'heure d'aujourd'hui, représente un joli paquet! Bientôt, c'est lui qui rachètera «Libé» s'il en a envie!Paul Morand est certainement l'un des trois ou quatre écrivains majeurs du XXe siècle. Et on peut se délecter à le relire? Pourtant, il est comme tombé hors de la barque, il avait même disparu des dictionnaires, l'Académie l'a repêché mais elle ne pouvait pas lui rendre son honneur perdu. Diplomate, il était en poste à Londres en 1940. Il est rentré en France sans autorisation du Quai-d'Orsay. C'est que sa terrible femme, Hélène, snob comme un pou, lui dit quand il envisagea de rester à Londres :«Mais Paul, vous n'y pensez pas! Tous ces gens qui arrivent ici, n'importe quoi, des juifs, nous ne pourrons pas les recevoir!» Et plus tard, alors qu'il était ambassadeur de Pétain en Suisse, invité un jour par le Réarmement moral :«Mais pourquoi nous avoir invités, nous qui sommes nazis?» Hélène Morand, que l'on continuait à appeler princesse Soutzo, du nom de son précédent mari, a fait le lit d'épines sur lequel Paul Morand, ambassadeur de Pétain et antisémite b.c.b.g., fut ensuite cloué. Ce n'était pas Céline. Sa grande époque, c'est 1925 et les années qui ont suivi. Il l'a saisie, pénétrée, épousée dans des textes minces parce qu'il écrit court? Son œuvre est superbe. «Lewis et Irène», «Ouvert la nuit», «Venises» (au pluriel), «Fouquet», tant d'autres? Pierre-André Boutang présentait l'émission, excellente bien que discrète sur les petits ennuis de Paul Morand («Un siècle d'écrivains»).Il faut rendre grâce à Daniel Karlin. Il n'a pas traité de la pédophilie, il n'a pas flatté un public de voyeurs. Il a écouté la souffrance de deux hommes qui ont accepté de parler pour essayer de s'en délivrer. On les entend à tour de rôle et c'est saisissant, dur à supporter?Le plus âgé, Jean-Pierre, était moniteur dans une institution catholique, à Paris. Où, étant enfant, il a lui-même été victime d'un moniteur. Devenu adulte, il a fait subir à douze enfants fellations et caresses. L'un de ces enfants s'appelait Guillaume. Il a 20 ans, 21 ans aujourd'hui. Il a accepté «les câlins gentils et les câlins méchants» de Jean-Pierre. Il dit n'avoir jamais été consentant, mais il avait peur. Et puis il s'est révolté et il a dénoncé le moniteur.Daniel Karlin les a interrogés l'un et l'autre ? outre les deux familles ? dans l'attente du procès de Jean-Pierre. L'homme est pathétique, mort de honte, conscient d'avoir obéi à des pulsions irrépressibles. Le jeune homme n'a jamais pardonné. Il a retrouvé une vie sexuelle qui marche bien avec une jeune femme, mais «on ne sait pas si on est resté (avec Jean-Pierre) parce qu'on voulait rester? On ne sait plus qui on est?» Il n'a pas pardonné, il ne peut pas. Jean-Pierre a écopé de sept ans de prison. Il apparaît que cette institution catholique était bourrée de moniteurs du même tabac et que, prévenue, la direction n'a jamais rien voulu entendre, considérant que c'est l'habitude «partout où il y a des garçons» . Le travail de Karlin est remarquable (France 2). F. G. "

Vendredi, juin 2, 2000
Le Nouvel Observateur