Les bons sentiments

Le vol de produits Fauchon distribués par la petite bande de jeunes gens à des habitants de bidonvilles vaut l'une d'eux une assez lourde peine de prison, sous prétexte que l'ordre de la société est en jeu. Prend à partie le Substitut qui a prononcé ce ve
LES BONS SENTIMENTS

FRANÇOISE GIROUD

Vingt ans, des parents fonctionnaires l'un et l'autre, c'est-à-dire sages dans leur train de vie, mais qui ont toujours cru devoir enseigner à leur fille qu'elle était privilégiée, un emploi de dactylographe à mi-temps à la faculté des Sciences, des études de sociologie qu'elle poursuit sérieusement, telle est « la casseuse » que la XXIVe Chambre correctionnelle de Paris avait à juger, mardi, pour crime de lèse-Fauchon.
Acte politique : le produit des vols commis dans l'épicerie parisienne par un commando d'étudiants a été symboliquement distribué dans les bidonvilles.
Les autres se sont envolés, hormis l'un d'eux, blessé, qui se trouve encore à l'hôpital. Mlle Frédérique Delange était donc seule pour répondre d'une action collectivement décidée et accomplie.
Peut-être ses camarades en avaient-ils trouvé le schéma dans l'une de ces bandes dessinées qui constituent l'essentiel des lectures des enfants, et où le héros continue imperturbablement à sauver les bons des griffes des méchants. « Je ne sais pas quand l'expédition a été décidée, a déclaré la jeune fille, mais dès que j'en ai été avertie, le matin même, j'ai accepté d'y aller, car jusqu'ici les moyens légaux n'ont abouti à rien pour changer la société... C'était une opération politique destinée à restituer des conserves de luxe à des personnes misérables. J'ai pensé que le mobile était juste... »
Qui sait ? Les employés de l'épicerie Fauchon n'auraient peut-être pas été loin de le penser, eux aussi, s'ils n'avaient été effrayés et un peu malmenés. Très peu. La société Fauchon a refusé de se constituer partie civile. Son administrateur a émis le vœu, à l'audience, que le tribunal se montre indulgent. Le substitut a comparé l'exploit du petit commando à « une sorte de conférence de Saint-Vincent- de-Paul musclée ». Le tribunal a reconnu, dans ses attendus, que les mobiles de la jeune fille étaient « généreux »... De sorte que l'on se demande comment Mlle Delange a reçu, néanmoins, une peine de treize mois de prison ferme. Treize mois.
La réponse est dans le réquisitoire du substitut. « Il ne s'agit pas, a-t-il dit, de quelques boîtes de conserve, mais de l'usage volontaire de moyens illégaux. C'est l'ordre d'une société qui est en jeu. »
L'ordre d'une société ? Eh bien, monsieur le Substitut, permettez-nous de penser que la condamnation de Mlle Delange n'aura pas contribué à le consolider.
Treize mois, dans une prison de femmes, avec des condamnées de droit commun. Cela ne vous rappelle rien? L'histoire d'une certaine Gabrielle Russier? Elle aussi était coupable d'avoir mis en jeu l'ordre d'une société.
Cet ordre, personne ne peut vous reprocher de le vouloir protéger puisque, aussi bien, c'est là votre fonction. Mais la question est de savoir qui le met davantage en péril, ses gardiens ou ceux qui le voudraient transformer. Les enfants farauds, inorganisés, qui rêvent d'un monde juste et dont quelques-uns, du moins, tentent follement de faire passer dans les actes ce qu'on leur a enseigné en classe ou au catéchisme ? Ou ceux qui donnent à l'ordre social des aspects si odieux qu'ils finissent par mobiliser contre lui des gens qui ne sont plus des enfants, et qui ne se font pas trop d'illusions sur ce qui pourrait lui être substitué ?
Il n'y a pas d'ordre aimable. Il n'y a pas d'ordre gai. Il n'y a pas d'ordre heureux. Nous le savons, qu'il n'existe nulle part de société parfaite et que, comparée à un grand nombre d'autres, la société française n'est pas la plus cruelle, il s'en faut. Nous le savons, que certaines libertés y demeurent préservées, dont il faut prendre grand soin, car elles sont sans prix. Nous le savons, que la réalité sociale ne se transforme pas avec de bons sentiments.
En montrant une ouvrière enchaînée à sa presse, M. Garaudy s'est bien gardé, mardi soir, à la télévision, de nous dire où, quand, comment et dans quel régime cette ouvrière sera délivrée de sa peine. Ce ne sont pas les bons communistes ou les bons chrétiens ou les bons maoïstes qui l'en délivreront un jour, mais une machine un peu plus perfectionnée. Qui naîtra, sans doute, comble de dérision, aux Etats-Unis. Et d'ici là, ce n'est pas l'attendrissement ou la révolte de quelques téléspectateurs sur son sort qui améliorera ce sort : c'est l'action syndicale.
Mais il reste que c'est un grand danger, pour les défenseurs de l'ordre établi, d'avoir contre eux les bons sentiments.
Ces choses-là ne se voient pas dans les sondages où l'on trouverait, sans aucun doute, aujourd'hui, une majorité pour approuver que l'on châtie durement « les casseurs », de façon à décourager les autres. Parce qu'ils dérangent, parce qu'ils rendent la vie quotidienne un peu plus difficile, un peu plus incertaine, et qu'ils se révèlent d'une remarquable inefficacité, sinon pour accélérer un processus de répression.
Mais vous-même, monsieur le Substitut, à entendre votre réquisitoire, on pouvait s'interroger : contre qui était-il en premier lieu dirigé ? Contre l'accusée ou contre la société ? Car vous avez dit des choses étonnantes. Par exemple, qu'il existe, en France, « une sorte de sous-prolétariat, masse inorganisée qui n'est prise en charge par personne, dont les syndicats eux-mêmes se désintéressent »... Par exemple, qu'« aux quêtes charitables succède aujourd'hui la matraque. Mais le résultat est aussi décourageant ». Vous avez dit : décourageant. Pour les résultats précédents aussi. Et on avait comme l'impression que vous n'en étiez pas tellement heureux, qu'un jour, à 20 ans, vous aviez peut-être rêvé, vous aussi, d'une autre justice que celle dont il vous faut maintenant être le serviteur. On avait comme l'impression que vous auriez aimé pouvoir dire à cette jeune effrontée qui vous narguait, de son box : « Voyons, mademoiselle, soyez sérieuse. Il y a tant de moyens légaux d'action sur la société, à condition qu'on veuille bien la regarder dans sa réalité et non dans sa mythologie. Il y a tant de canaux par lesquels vous pouvez avoir prise sur cette réalité. Qu'alliez-vous donc faire chez Fauchon ? »
Mais vous ne l'avez pas dit, monsieur le Substitut. Et vous ne pouviez pas le dire. Et personne ne peut le dire. Parce que ces moyens sont nuls, ces canaux bouchés, cette société non pas abjecte, non pas scandaleuse, mais figée parce qu'il n'y a pas, en France, d'opposition capable de remplir sa fonction d'opposition, de donner quelque crédibilité à son accession au pouvoir, c'est-à-dire aux véritables leviers de transformation d'une société.
A qui la faute... C'est une longue histoire qui n'a pas sa place ici, aujourd'hui. Mais ce n'est certes pas la faute de Mlle Delange.
Alors, treize mois pour délit de générosité, fût-elle naïvement stupide, treize mois... est-ce possible ?

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express