Suite à la publication par un ancien para d'un livre dénonçant l'horreur des exactions en Algérie (l'article apparaît avec des espaces blancs, qui correspondent aux passages censurés)...
Ce sont de bons garçons qui aiment bien leur maman, et qui ne tirent pas la queue du chat.
Ils sont en pension dans une grande institution privée située aux environs de Paris.
Lorsqu'un « nouveau » arrive, on le bizute. Une tradition qu'ils n'ont pas inventée.
Par quels moyens ? C'est tout simple. Du courant électrique dans les parties les plus sensibles du corps. Les coups de lanière, c'est pour finir, pour fignoler. Ces bons garçons n'ont pas d'imagination. Ils font comme tous les adolescents du monde : ils copient.
Inutile de moraliser. C'est la moisson qui lève. Plus inutile encore de développer devant eux des théories humanitaires. Ils n'entendent pas le chinois. Mais peut-être entendraient-ils le para ?
A tous les garçons, je propose que l'on offre, pour Noël, ce cadeau utile : les souvenirs de Pierre Leulliette, parachutiste, engagé volontaire, trois ans d'Algérie avec un bref entracte : Suez.
Il est rentré en 1957.
« Quand un soldat revient de guerre, il dans sa musette un peu de linge sale, un peu de linge sale, et puis voilà », dit la vieille chanson du soldat, si désespérée qu'elle est interdite aux paras.
Lui, il avait aussi, dans la tête, des souvenirs. Trop de souvenirs.
Le jour de son retour en France, il a noté :
« Sur le bateau, toute la nuit, je siffle et je chante toutes les chantons que je sais, tant ma Joie est grande.
« C'est facile d'oublier combien ce monde est dur. Il suffit d'en sortir...
« Mais le « Ville-d'Oran » accoste à Marseille. Et ma joie inquiète fond soudain : sur le quai, plusieurs centaines de soldats attendent, comme moi il y a trois ans, de partir ! Ma joie égoïste tombe, pourrie, comme un fruit. J'ai peur. J'ai peur pour eux. J'ai peur pour mes milliers de camarades, connus ou inconnus, ennemis ou amis. Car je le sais maintenant : c'est plus que de mourir qu'ils risquent...
« Ils risquant de tout perdre de ce qui pourrait faire d'eux des hommes. »
Alors Pierre Leulliette le para s'est mis à écrire, sans prétention littéraire, sans lyrisme, sans objectif politique, sans thème, le livre le plus déchirant que la guerre d'Algérie aura produit.
« Un engagé parachutiste n'est jamais, au départ, dit-il, qu'un petit garçon devenu grand. Mon domaine, la gloire, mon rêve, la bagarre ».
Il a aimé ce que les hommes aiment dans la guerre, et pour décrire les longues marches à travers les Aurès, les attentes infinies, les nuits glacées, la peur et la force de dominer la peur, les muscles rompus, le corps maté, et puis soudain l'excitation folle du combat, il a retrouvé le vocabulaire éternel et simple avec lequel les hommes savent parler aux hommes de ces choses-là, il a su restituer l'étrange complicité du guerrier et de son adversaire.
Mais, injectée dans son récit comme un acide rongeur, il y a l'autre vérité de la guerre d'Algérie, celle qu'il a, comme ses camarades, vécue, observée, absorbée, et dont ses yeux semblent encore contempler l'horreur.
Il y a la jeune femme
Il y a le rebelle
Il y a le sergent
Celui qui rapporte ces propos n'est pas un intellectuel aux nerfs trop fins. C'est un dur, un para, un grand garçon qui fut joyeux, et qui aima son uniforme, et qui aima sa peur avant de sauter dans le vide, et qui aima son combat.
Ce récit pourrait être un cri de désespoir. Mais pourquoi ne pas voir qu'il donne aussi des raisons d'espérer ?
Il s'est trouvé, dans la France d'aujourd'hui, un jeune homme pour l'écrire noir sur blanc, au lieu de le raconter à voix basse ou — pis — de censurer sa mémoire. Il s'est trouvé un éditeur pour le publier. Se trouvera-t-il un imbécile pour vouloir le faire saisir ?
P.S. — Cette question n'est pas restée longtemps sans réponse. Dans la nuit de mercredi à jeudi, c'est l'« Express » qui a été saisi, pour avoir reproduit les passages (censurés ici) des souvenirs de Pierre Leulliette, le parachutiste qui ne sait plus chanter.