L'enfant déchiré

Perdre un fils est l'une des plus cruelles épreuves qu'une femme puisse subir. Les bibliothèques sont pleines de ces récits où l'on recoud, pièce à pièce, l'enfant déchiré. Le fils de Laure Adler est mort à la suite d'un accident, il y a dix-sept ans. C'est long, dix-sept ans. Et sa vie depuis a été pleine. Mais pour une raison quelconque qu'elle ignore elle-même, c'est aujourd'hui et pas hier que l'horrible histoire est venue lui dire : «Je suis là, je suis toujours là, on ne prend pas son enfant à sa mère. On ne le traîne pas d'hôpital en hôpital, d'espoir fou en espoir fou.» Alors elle a cédé, elle a pris son stylo ou peut-être son ordinateur, et avec des petites phrases courtes et simples qui ne doivent rien à personne elle décrit quelques semaines d'enfer. Pas de comédie. Pas d'effet de style. Adler est une historienne, un écrivain, ici elle n'est rien, la mère du petit garçon qui va mourir. Après dix-sept ans elle ne reconstitue pas un long tissu de douleur quotidienne savamment tricoté. Elle en émerge encore brûlée des pieds à la tête, comme pour dire à mi-voix : «Quoi! la vie c'est ça aussi?» Françoise Giroud Article Principal : Des femmes en noir C'était il y a dix-sept ans, mais la douleur ne s'est pas évanouie, ni calmée, elle n'a jamais abdiqué. Un rien suffit à la réveiller, à l'exciter. Elle rode encore, et jappe, et s'ébroue, et tourne en rond, prête à bondir. Tout juste Laure Adler a-t-elle appris, avec le temps, à la domestiquer, à la tenir en laisse, parfois même à la museler. Elle en parle d'ailleurs comme d'«un grand chien fou qui peut vous enfoncer sans crier gare ses crocs jusqu'au sang». On ignorait, avant ce livre, que Laure Adler vécût sous la menace permanente de ce méchant molosse. Comment l'aurait-on su? Elle n'était pas du genre à exhiber sa vie intime. A la télévision, on ne voyait que son beau sourire calme. Et ses livres étaient d'une historienne pour qui les premières journalistes, les femmes politiques, les épouses, les prostituées, les grandes criminelles semblaient n'avoir point de secrets. Plus elle pénétrait les alcôves du couple, les maisons closes du siècle dernier, l'Elysée de Mitterrand ou la chambre de Duras, mieux, en vérité, elle se cachait. Sans doute eût-elle persisté dans l'art de la dissimulation si, un 13 juillet, dix-sept ans après la mort de son fils, Rémi, elle n'avait réchappé d'un terrible accident de voiture. Ce texte syncopé, essoufflé, énervé (au sens propre : ayant subi le supplice de l'énervation), a jailli, irrépressible, dans les nuits qui ont suivi. Et la nuit, tous les souvenirs sont clairs. La grossesse paisible et aqueuse («une otarie bienheureuse»), la naissance facile et ludique, la confiance en l'avenir, les premiers rires, l'innocence du jour, et puis soudain, alors que le bébé est en train de devenir un enfant, le drame : le petit corps qui bleuit de la tête aux pieds, qui ne bouge plus, qu'on emmène au service des urgences, qu'on intube, qu'on relie à d'énormes machines, qu'on transporte de service en service, d'hôpital en hôpital, devant lequel la médecine est impuissante, et qui, malgré sa «détresse respiratoire», résiste, s'acharne, se bat, ou plutôt se défend, veut vivre, reprend même un peu de poids, donne l'illusion à ses parents que le cauchemar touche à sa fin, justifierait presque les visites clandestines que, coupable de ne pas avoir été là quand l'enfant a perdu connaissance, sa mère désemparée rend aux voyantes, aux sorciers, aux charlatans de Barbès ou Belleville, qui parle avec ses yeux, qu'on libère peu à peu de ses harnachements, mais qui, à l'instant où l'on envisage une guérison, finit par capituler et s'éteindre. Le médecin pleure, la mère prie, Paris sort ses lampions et ses feux d'artifice pour le 14-Juillet. Rémi avait neuf mois. Le récit de Laure Adler, mère vivante d'un enfant mort, s'arrête là. Comme si, après l'aveuglante exposition des faits sous la lumière artificielle des néons d'hôpitaux, il y avait pour elle de l'impudeur à évoquer «la suite après la fin», l'harassant travail de deuil, le vain sentiment de révolte, la silencieuse survie du couple autour de cette déchirante absence. Reste ce texte à la peau lisse, né sans péridurale au terme de quelques nuits blanches :«Le bébé ouvrit les yeux. Je chavirais.» Le lecteur, aussi, quand il les ferme. Contrairement à celui de Laure Adler, où le temps s'étire et ne se donne jamais de répit, le livre de Brigitte Giraud est écrit au présent, qui est le temps de l'urgence et de l'accablement : «Ce soir, Claude est mort.» Claude était son compagnon depuis vingt ans, le père de leur petit garçon, c'était un spécialiste des musiques «novatrices», il lisait «les Inrocks», il avait 40 ans et le souci de ne pas ressembler à ses contemporains, de ne pas entrer dans le rang, de vieillir aussi bien que David Bowie : «Ne pas prendre le bus, jamais de la vie, ne pas être dans le moule, ne pas écouter France Inter, la revue de presse le matin, non quels cons, ne pas écouter Souchon-Balavoine-Goldman. Homme au sourire en coin, prince de l'ironie. Homme énervé par les fils à papa, leurs chemises bien repassées, ulcéré par les conducteurs de 4 x 4 (lespare-buffles!"), les blondasses à caniche, les jolies femmes aux maris bedonnants ("putain, comment elles font?"), les bedaines en général, les affaissements. Homme sans illusions, désenchanté, en deuil de ses rêves d'enfant.» Alors que Brigitte Giraud signait, à Paris, le service de presse de son deuxième roman, qu'elle avait «le dos tourné», Claude s'est tué à un carrefour de Lyon. Il conduisait une Honda CBR 900, «interdite au Japon parce que trop dangereuse, réservée à l'exportation». Après une grosse accélération à un feu, il a perdu le contrôle de sa moto et a été éjecté. Mort un matin d'été, la veille de leur emménagement dans une nouvelle maison avec jardin, de leur installation dans une existence plus sereine. Abasourdie, Brigitte Giraud tient les minutes de sa propre décomposition, depuis la reconnaissance du corps à la morgue jusqu'à l'enterrement. Ce texte bref, qui tire toute sa force de sa simplicité, n'est pas sur le désespoir mais sur ces instants qui le précèdent et le préfigurent : l'hébétude, l'incompréhension, la perte des repères ordinaires augmentée par les anxyolitiques, le vide comblé momentanément par le protocole funéraire, la chute, mais une chute ouatée, nébuleuse, fantomatique. Quand elle se réveille de ce cauchemar, Brigitte Giraud quitte son livre pour entrer dans une solitude où le lecteur, cette fois, n'est pas admis. «A présent» est la chronique d'un accident, «Des phrases courtes, ma chérie» est, au contraire, celle d'un accompagnement. Car la mort, qui sait aussi être patiente, n'a pas pris la mère de Pierrette Fleutiaux au dépourvu. Ancienne enseignante, femme cultivée, scientifique, volontaire, combative, elle aimait «la modernité», se méfiait des écrivains et préconisait à sa fille l'usage des phrases courtes, «si tu veux que les gens te comprennent». Après la mort de son mari, elle n'avait plus supporté de vivre seule dans une grande maison vide, ni de perdre son autonomie. Sa fille, malgré sa détestation des mouroirs, des hospices où l'on appelle les vieux «mamie» et «papie», s'était décidée à lui trouver une place dans une maison de retraite située dans une petite ville du centre de la France. Elle venait lui rendre visite régulièrement, la promenait, l'emmenait chez le coiffeur, l'habillait, la dorlotait. Plus les mois passaient, plus sa mère s'abandonnait, mieux sa fille, inversant les rôles, s'en occupait comme d'un «bébé ridé», un «enfant desséché». Elle observait sur son corps les formes d'un paysage hivernal et, dans son regard épuisé, l'inéluctabilité de sa propre mort, comme si le temps était désormais compté, pour elle aussi : «Oh ma mère, ce qu'il aurait fallu, ce qui aurait peut-être apaisé mon cœur, c'est que je vieillisse avec toi, c'est que je meure avec toi, te tenant la main jusqu'à la barrière noire et au tombeau de granit là-bas dans le petit cimetière entouré de prairies où t'attendaient les ossements de tous ceux qui t'avaient précédée dans ce village si ancien.» Ce n'est pas seulement un livre bouleversant sur la vieillesse qui n'a pas de refuge et magnifique sur les rapports de gratitude entre une fille et sa mère. C'est aussi un texte sur la difficulté que rencontre une romancière aguerrie à parler de soi, à confier sa vie intime, à coller au réel quand elle n'aimait justement la littérature que pour sa faculté à le fuir, à s'en évader. «Je ne suis bien que dans la fiction», «Je ne sais pas écrire un témoignage», avoue d'ailleurs cette adepte du fantastique, cette nouvelliste des «Métamorphoses de la reine», cette éleveuse de chauves-souris, cette lectrice de Charles Perrault et d'Edgar Poe à qui l'on doit une dizaine de livres où, jusqu'alors, l'autobiographie n'avait pas sa place. Longtemps le roman l'avait accaparée, séparée des siens, éloignée de sa mère, que les divagations de sa fille désespéraient. «J'avais cru l'épater, je lui faisais honte.» Aujourd'hui, cette confession tardive dont Pierrette Fleutiaux craignait l'impudeur, ce chant d'amour dont elle redoutait la complaisance, la réconcilie avec celle dont, in fine, elle décrit la mort avec une presque allégresse : «A un moment, elle a bâillé, très fort, un énorme bâillement, sans retenue, comme quelqu'un de vraiment bien fatigué, comme une bonne travailleuse après un gros boulot, et qui se laisse aller, c'est drôle et délicieux, la spontanéité d'un corps bien vivant. J'ai ri, je l'ai embrassée, c'était comme une récompense, je gloussais en moi-même, oh maman, quel bâillement!» C'est beau, juste et délicat comme une séparation dans un film de Sautet, comme un adieu dans une petite cantate de Barbara. «A ce soir», par Laure Adler, Gallimard, 190 p., 98 F. «A présent», par Brigitte Giraud, Stock, 112 p., 78 F. «Des phrases courtes, ma chérie», par Pierrette Fleutiaux, Actes Sud, 224 p., 98 F. Laure Adler , née en 1950 à Caen, femme d'Alain Veinstein, directrice de France Culture depuis janvier 1999, est historienne et journaliste. Elle est notamment l'auteur d'«A l'aube du féminisme» (1979), de «la Vie quotidienne dans les maisons closes» (1990) et d'une biographie de Marguerite Duras (1998). Brigitte Giraud , née en 1960 à Sidi Bel-Abbès (Algérie), est l'auteur de deux romans, «la Chambre des parents» (1997) et «Nico» (1999). Pierrette Fleutiaux , née en 1941 à Guéret (Creuse), a vécu aux Etats-Unis, publié en 1989 «Histoire de la chauve-souris», préfacée par Julio Cortazar, elle a reçu le Goncourt de la nouvelle pour «Métamorphoses de la Reine» (1984) et le prix Fémina pour «Nous sommes éternels» (1990). "

Jeudi, août 30, 2001
Le Nouvel Observateur