Le vrai monnayeur

Relate sa rencontre et ses rapports professionnels avec André Gide pour lequel elle travailla dans les années 1930. récit en réaction aux commentaires désabusés et condescendants prononcés par des jeunes gens actuels à l'occasion de son centième anniversa
L'ascenseur, étroit, dégageait une forte odeur de bois. Quand il arrivait tout en haut de l'immeuble de la rue Vaneau, deux portes se présentaient sur le palier. L'une conduisait chez André Gide.
Pénétrer chez Gide, lui être présentée, le voir, l'entendre, c'était, pendant les années 30, un troublant privilège pour une jeune fille obscure. Aujourd'hui, s'il était encore vivant, il aurait exactement 100 ans le 22 novembre et sa morale sent le fagot. A l'époque, c'est le soufre qu'elle exhalait.
Que fallait-il lui dire ? Rien, peut-être. Le silence est toujours plus sûr. Mais s'il posait des questions ? Lui réciter de mémoire le Livre I des « Nourritures terrestres » ? « Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur. Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité... Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ailleurs que partout. »
Ah ! angoisse... Cette rencontre, la jeune fille s'y était préparée comme à un examen. Car il n'y avait personne, à l'époque, personne dont le prestige fût égal à celui de l'auteur de « L'Immoraliste ».
La porte s'ouvrit. Une voix amie dit : « Entre... Eh bien, entre, n'aie pas peur. »
Ce n'était pas de la peur. Plutôt cette sorte de révérence dont on ne voit guère, aujourd'hui, quel écrivain pourrait l'inspirer.
Et, d'un coup, ce fut le choc. Le grand homme, le maître à penser, le maître à lire, debout au milieu d'une pièce où se balançait un trapèze volant, que faisait-il ? Il jouait au yoyo. Pire : il essayait d'apprendre à jouer au yoyo sous l'œil asiatique d'un monsieur jaune, professeur en la matière, qui s'agaçait de sa maladresse et le reprenait vertement.
Et Gide, docile, recommençait, persévérant dans l'insuccès.
On est bête, à 16 ans. (Ensuite, on l'est aussi, mais autrement.) Rétrospectivement, cet homme de 60 ans qui voulait essayer cela aussi, le yoyo, dont la vogue arrivait à son comble, c'était à la fois sympathique et conforme au personnage.
Mais, sur-le-champ, ce hochet entre des mains illustres avait quelque chose d'incongru. Voire d'indécent.
« Oncle André, dit D., je te présente... »
Mais Gide n'entendait pas être distrait de ses exercices. Nous fûmes ainsi, un bon quart d'heure, à le regarder, en silence, s'escrimer, tandis que la douloureuse indignation de la jeune fille montait.
« Ah ! dit-il enfin, j'en ai assez. »
Il laissa tomber la petite toupie. La jeune fille la ramassa, la fit machinalement glisser une dizaine de fois le long de sa ficelle. Le grand homme l'observa, de ses yeux fendus, et soudain s'écria : « Mais elle est très intelligente ! », ce qui le fit d'un coup remonter sur son socle.
C'est la première parole qu'André Gide m'adressa. Il n'avait pas entendu le son de ma voix. Peut-être revint-il, d'ailleurs, sur ce jugement lorsque j'eus à parler, à supposer qu'il y ait prêté attention.
C'est dire, en tout cas, que nos relations ne furent pas de celles que l'histoire littéraire immortalisera. Parfois, j'eus à ranger ses livres, qui s'accumulaient dans la grande bibliothèque, haute de deux étages, où s'entassait, outre un piano à queue, un fabuleux bric-à-brac. Il me tendait des pièges. « Dans quel ordre avez- vous placé les Sainte-Beuve ? » Je m'appliquais. Le jour où il me confia le soin de porter à la poste un télégramme destiné à Paul Valéry, je reçus comme le Saint-Sacrement le bout de papier sur lequel il l'avait griffonné, de sa petite écriture sensible. Je le gardai soigneusement après l'avoir transcrit sur un formulaire, et m'étonnai que la demoiselle de la poste n'eût pas plus de considération pour une personne chargée d'une telle correspondance. Il s'agissait, à vrai dire, de cinq mots : « Vous attends lundi 4 heures ». Mais adressés par Gide à Valéry, ce n'étaient plus des mots ordinaires. On est bête à 16 ans.
Rien de tout cela ne mérite d'être plus longuement raconté. Simplement, à l'occasion du centenaire de Gide, une revue littéraire, « La Quinzaine », a interrogé deux jeunes écrivains de maintenant, et une étudiante. La condescendance avec laquelle ils en parlent m'a saisie, tant est vif encore, pour ceux qui furent jeunes du temps de sa plus grande gloire, le souvenir de ce qu'il représenta. Ainsi, il paraît aujourd'hui « vieillot, désuet, empoussiéré... sa parole est mièvre et conventionnelle. Il a un côté rahat loukoum... Sa syntaxe est sans intérêt... » ? Peut-être. Si Gide ennuie, c'est lui qui a tort.
Du purgatoire où elle se trouve, il se peut que son œuvre glisse dans cet enfer où brûlent les livres sans lecteurs. Mais les jeux ne sont pas encore faits. Onze titres de Gide publiés par le Livre de Poche ont atteint ensemble, ces dernières années, un tirage de 4 millions d'exemplaires, dont 125 000 pour « Si le grain ne meurt... » depuis novembre 1968.
Peut-être ne s'agit-il que des dividendes de la célébrité, qui iront s'amenuisant avec les années. Peu importe. Ce que, en son temps, il apporta, eut du prix. Un nouvel évangile, une liberté d'allure, un engagement moral à base de franchise et de lucidité, une dénonciation du système colonial et du système social qui l'enfantait, en un temps où elle ne courait pas les journaux, ni même les livres. Du courage, enfin, celui de « devenir sa vérité » au lieu de demeurer parmi les faux monnayeurs. Un courage que, pour sa part, il ne se contentait pas de préconiser, mais de vivre. Et qui fit de lui la cible de toutes les insultes.
Alors, bien sûr, Gide était un grand bourgeois individualiste, riche, qui écrivait pour les bourgeois. Mais pour qui donc écrivent-ils, les autres, aujourd'hui ? Bien sûr, il fut le dernier prince des lettres. Bien sûr, son adhésion au communisme soviétique, éphémère, et reprise, ne fut pas celle d'un marxiste très conséquent. Plutôt d'un homme qui s'était donné « l'impérieuse obligation d'être heureux », non pas aux dépens des autres, mais avec les autres, ce qui relève du vœu pieux. Encore fut-il l'un des rares intellectuels de son temps, peut-être même le premier, qui sut dire avec force, même après que l'U.R.S.S. l'eut déçu, qu'il se passait là-bas quelque chose « qui n'avait pas fini de nous instruire et de nous étonner ».
Personne ne fut moins dévot que lui, personne ne refusa plus obstinément d'être l'homme dont « la foi tout court remplace la bonne ».
Pour cela seulement, on pourrait, sans rougir, en cet anniversaire, déposer sur sa tombe la fleur du souvenir.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express