Le virus Stevenson

Portrait d'Adlai Stevenson, ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'ONU, récit de son rapport avec la politique américaine.
« Les bois sont beaux, sombres et profonds. Mais j'ai ma promesse à tenir. Et des lieues à marcher avant que de dormir. Et des lieues à marcher avant que de dormir. »
Robert Frost.

De quoi Adlai Stevenson, ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'O.N.U., est-il mort soudain, le mercredi 14 juillet, à soixante-cinq ans, sur un trottoir de Londres ? D'une crise cardiaque, certes, mais aussi d'une crise de conscience.
Dans une conversation privée avec M. Averell Harriman, il avait indiqué, il y a quelques jours, qu'« il ne pouvait jamais croire complètement à ce qu'on lui demandait de dire » aux Nations Unies, et que les six semaines pendant lesquelles il avait dû défendre l'intervention américaine à Saint-Domingue lui avaient coûté « plusieurs années de sa vie ».
Devait-il démissionner avec tout l'éclat que son prestige personnel eût donné à ce désaveu de la politique du
président Johnson ? Ou la cautionner en demeurant en poste ?
Homme d'indécision, par nature, par scrupule, peut-être aussi parce que l'extrême lucidité et l'extrême orgueil rendent parfois impropre à l'action, Adlai Stevenson était soumis à une longue torture qui creusait son visage sensible, depuis que John Kennedy l'avait nommé, en 1961, aux Nations Unies.
Si les deux hommes s'estimaient réciproquement, ils ne s'aimaient pas. John Kennedy n'avait jamais pardonné à Stevenson de l'avoir récusé comme candidat à la vice-présidence, lors de la deuxième campagne que le chef du Parti Démocrate mena contre le général Eisenhower, en 1956.
Lorsqu'il devint lui-même président des Etats-Unis, après avoir arraché sa nomination à une Convention démocrate où la moitié de la salle hurlait : « Nous voulons Stevenson ! Nous voulons Stevenson ! », John Kennedy ne se résigna pas à faire d'Adlai Stevenson, aîné prestigieux, son ministre des Affaires étrangères. De son côté, Stevenson, qui avait la plus haute idée du service public, murmura : « Qu'est-ce qu'ils veulent ? Que je me suicide ? »
Mais, considéré comme le « pipeline » entre la Maison-Blanche et les petites nations, il consentit avec dignité, sinon sans amertume, à servir la politique étrangère des Etats-Unis au lieu de la concevoir. Solitaire au milieu des kennedystes, tenu à l'écart du petit groupe de la Maison-Blanche, il connut une suprême humiliation lors de l'invasion de la baie des Cochons.
Les deux Cubas. On vit, alors, à l'O.N.U., le représentant des Etats- Unis affirmer, photos à l'appui, que les avions bombardant Cuba étaient pilotés par des déserteurs cubains détruisant leurs propres terrains avant de se réfugier en Floride. Deux jours après, c'était l'invasion manquée et la vérité était officiellement endossée par le président Kennedy : il s'agissait d'avions américains camouflés. Dès lors, il fut régulièrement question de la démission de Stevenson et du plaisir que John Kennedy en aurait éprouvé.
Après la seconde crise de Cuba, celle des rampes de lancement soviétiques installées dans l'île, un article publié par un ami très proche de John Kennedy prit violemment à partie Adlai Stevenson, l'accusant d'avoir été parmi les « mous » et d'avoir suggéré l'abandon des bases américaines en Turquie, en Italie et en Angleterre, en échange du retrait des Soviétiques à Cuba.
M. Stevenson demeura, cependant, en place, se contentant de dire : « Nous vivons à une époque où qui est pour la guerre est automatiquement un héros, et pour la paix un pauvre type (a bum). »
La physionomie publique et le destin politique de cet homme de grande classe intellectuelle, dont on a pu lire qu'il avait laissé derrière lui le virus de la moralité dans le sang des deux partis américains, sont uniques dans l'histoire d'un pays peu tendre pour les vaincus. Deux fois défait, alors qu'il briguait la magistrature suprême, il était sorti grandi de l'échec et soutenu par un courant de ferveur et de réelle dévotion à sa personne. L'amour et le sexe. « L'attitude de Stevenson à l'égard des affaires publiques, a noté l'écrivain Ted White, atteint à une noblesse qu'il est rare de rencontrer dans le système politique d'aucun pays, mais son attitude envers la politique est une attitude de mépris. Or les affaires publiques sont liées à la politique comme l'amour l'est au sexe. L'attitude de Stevenson en face de la politique ressemble à celle d'un homme qui estime que l'amour est le plus noble des sentiments humains alors que le mécanisme du sexe est sale et sordide. »
Déchiré par cette contradiction, fasciné par le meilleur aspect du pouvoir, tout en redoutant d'avoir à l'exercer, il fit cependant, au cours de 1952, une éblouissante campagne. Orateur sobre, chaleureux, émouvant, étincelant d'esprit, d'une subtilité qui passait parfois — mais pas toujours — au-dessus de la tête du public, il incarnait la meilleure Amérique, celle qu'émeut l'intelligence, et qui ne s'offusque pas d'apercevoir, à la télévision, un trou dans la semelle du candidat à la Maison-Blanche.
Avocat, issu d'une famille dévouée de longue date au bien public, gouverneur de l'Illinois, ce trou traduisait d'ailleurs sa négligence et non son dénuement. Il fut le premier candidat à faire connaître officiellement le montant de sa fortune et l'origine de ses revenus, considérant qu'une telle déclaration devait être exigée de tout homme postulant à une haute fonction.
McCarthy. Mais il y avait la guerre en Corée, Staline était encore le maître de l'U.R.S.S., le sinistre sénateur McCarthy venait d'être triomphalement élu dans le Wisconsin, et dénonçait l'Administration démocrate comme un nid de communistes.
A la veille du scrutin présidentiel, le magazine « Look » publia en guise d'éditorial un simple dessin. On y voyait, en face de Staline, un Stevenson subtil, fin, embarrassé, et un Eisenhower résolu, énergique, auréolé de gloire. Sous le dessin une légende : « Lequel des deux hommes croyez-vous que Staline craindra et respectera ? »
Eisenhower l'emporta largement. On ne lutte pas contre un général qui a, de surcroît, le sourire de Maurice Chevalier. Les adieux de Stevenson au public, le soir des élections, restèrent célèbres. Interrogé sur ses sentiments, il repondit par l'histoire du petit gardon qui se cogne dans le noir et qui avoue : « Je suis trop grand pour pleurer, mais ça me fait trop mal pour en rire. »
Quatre ans plus tard, les stratèges lui conseillèrent de ne pas se présenter à nouveau contre Eisenhower, dont le succès était assuré, et de se réserver pour 1960. Il répondit : « Un parti n'est pas quelque chose dont on doit faire usage lorsque l'heure sonne pour vous. On doit le servir en qualité de chef, être le porte-parole de ses principes, que cela convienne ou non. » Une grande voix. Rigueur ? Conduite d'échec ? Mélange des deux ? Ce faisant, il savait qu'il s'aliénait pratiquement toutes chances de devenir un jour président des Etats-Unis. Donc, qu'il se condamnait à cultiver sa passion des affaires publiques de façon abstraite, par la réflexion, l'analyse, des discours, des voyages, des conférences, mais sans jamais embrayer sur le pouvoir réel.
Peut-être était-ce là sa véritable vocation et tous les pays ont-ils besoin d'une grande voix, d'un témoin, d'un prophète qui inlassablement répète ce qu'il croit jusqu'à ce que ses idées imprègnent la nation et trouvent leur application à travers le dynamisme d'un autre.
Lorsque, en 1960, ses fervents supporters — parmi lesquels Mrs Roosevelt — vinrent le chercher dans sa ferme de Liberty-ville où il prenait le soleil sur sa pelouse, dans un vieux short décoloré, il fit une brillante analyse de la situation du pays, mais refusa d'être candidat. Il le voulait, sans le vouloir, tout en le voulant cependant, puisque, au dernier moment, cédant à la passion de ses partisans, il sollicita l'investiture démocrate contre John Kennedy. Mais Kennedy, lui, n'était écartelé par aucune contradiction. Il voulait purement et simplement la victoire. Il l'eut.
L'émotion provoquée par la disparition de Stevenson n'est pas à la mesure de la fonction qu'il occupait, mais à celle de l'homme. Elle n'aurait pas été plus grande s'il avait été, un temps, l'hôte de la Maison-Blanche.
Ses dernières paroles, prononcées d'une voix meurtrie, enregistrées une demi-heure avant sa mort par la B.B.C., ont été pour recommander « une paix négociée, une paix juste et honorable au Vietnam ».
Un phare s'est éteint sur la route de l'Amérique.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express