Le tapis roulant

Société en évolution rapide, à deux vitesses entre les jeunes gens révolutionnaires qui souhaitent une nouvelle société, et l'autre moitié de la France, plus lente à évoluer, qui éprouve la peur du changement. Expliquer l'état de la crise actuelle.
On gratte, on nettoie, on vaporise, on dératise, on fait la toilette de la Sorbonne et de l'Odéon. Mais ce sont les Français qui sont lessivés. Et les étudiants bien moins que les autres, parce qu'à 20 ans une bonne nuit de sommeil vient à bout de toutes les fatigues, sinon de tous les problèmes ; alors que du côté des « dirigeants », petits, grands, patrons, mandarins, syndicalistes ou chefs politiques, on en est plutôt à accumuler les heures d'insomnie.
Signe visible, entre autres, d'une rupture avec ce que l'on appelle « une situation normale » : les chirurgiens ont sensiblement moins de malades qu'à l'accoutumée. Ventres urgents mis à part, les uns craignent d'être immobilisés dans une période troublée, les autres ont trop de soucis immédiats pour s'immobiliser.
Qu'est-ce donc qu'une situation normale... C'est, croit-on, celle où l'on peut faire des projets à long terme, épargner de l'argent sans qu'il se dévalue, fonder sur les prévisions des ordinateurs, fixer la date de ses prochaines vacances, ne craindre ni pour son emploi ni pour ses biens, entreprendre des tâches de longue haleine, hériter et transmettre des traditions.
La stabilité est, en vérité, incompatible avec le mouvement de la vie. Les enfants grandissent, les adultes vieillissent, les entreprises se développent ou régressent, les modes se démodent, les amours se meurent, les institutions périclitent et les inventions surgissent. Nous passons notre existence sur un tapis roulant. Il suffit de consulter un carnet d'adresses vieux de cinq ans : on constate que pour la moitié au moins de ceux dont les noms sont consignés, les choses ont bougé.
Mais quand le mouvement des destins personnels s'inscrit au sein d'institutions, de mœurs, de modes de vie en évolution lente, on se croit à l'abri, avec son mobilier. On a l'illusion d'une stabilité que romprait seulement l'accident, et cet accident particulier qu'est la mort.
En fait, il n'y a de relative sécurité que dans l'équilibre mobile, et sans cesse recherché. Cela est aussi vrai dans les relations humaines, celles du mariage par exemple, que dans les relations avec la société. Quand on évolue, de part et d'autre, à une cadence à peu près analogue, avec le souci de rétablir un nouvel équilibre chaque fois que l'ancien vacille, on avance cahin-caha, mais sans ces ruptures brutales où soudain tout craque. On s'adapte.
Or il se trouve que nous sommes dans une société en évolution rapide, et qu'au lieu de vivre avec elle en état d'équilibre mobile, nous sommes en plein déphasage entre ses divers éléments.
La technique marche à 1 000 km à l'heure, les institutions et les mœurs à 5, certains hommes à 500, d'autres à 10. Il faut toujours neuf mois pour fabriquer un enfant, mais il faut une nano-seconde pour calculer la racine cubique d'un nombre de mille chiffres. Les jeunes gens révolutionnaires en sont déjà à vouloir construire la société post-industrielle alors que la moitié de la France n'est pas encore entrée dans le développement industriel. Les distorsions sont trop fortes. L'adaptation ne se fait pas ou mal.
Ce n'est pas seulement inconfortable. C'est, comme on l'a vu et comme on le verra encore, explosif. Et au moment où l'explosion se produit, tout notre système intérieur de sécurité en est ébranlé. Le langage populaire l'exprime bien quand il dit : « On ne sait plus où on en est, on ne sait plus où on va. »
L'important, d'ailleurs, est moins de le savoir — on ne le sait jamais — que de croire qu'on le sait, de l'imaginer, de circuler entre des repères vers un point précis. Or personne n'oserait dire, aujourd'hui, en France, que les divers éléments de sa situation personnelle seront les mêmes en juin prochain. Pour autant qu'on puisse l'observer, c'est là que gît ce que l'on nomme « la peur » d'une grande partie des Français. C'est moins la peur de quelque chose que la peur éprouvée par tout individu en état de déséquilibre et qui se demande où et comment il va tomber.
Dans ces cas-là, les hommes deviennent facilement crédules, ou méchants. Crédules : quand on aura changé de système politique, il y aura la sécurité pour tous, on travaillera moins et on gagnera plus.
Méchants : si l'on touche à ce qui assure ma sécurité, ce sera l'apocalypse. « Moi, dit un paysan de Bretagne, si je vois un communiste par ici, je prends mon fusil. Ces gens-là, y coupent le pis des vaches. »
Pour d'autres, la peur a des racines moins grossières. Ils projettent sur l'avenir possible ce qu'ils savent du passé, voire du présent des démocraties populaires. Et ils n'ont pas le goût des réhabilitations posthumes.
Pour d'autres encore, la peur est purement physique. Ils craignent légitimement, pour eux ou pour les leurs, l'aveuglement de la violence qui accompagne toujours, plus ou moins, les époques transitoires.
Chez d'autres enfin, les possédants de biens, les titulaires de fonctions, les enfants choyés de la société, la peur du changement est parfois plus subtile. Ce n'est pas tant de leurs propriétés qu'ils craignent d'être dépossédés ; c'est, en les perdant, de se perdre eux-mêmes. Les biens, les fonctions, les honneurs, quand on y tient très fort, c'est bien souvent parce que l'on y puise le sentiment de son importance dont, au fond de soi, on est prêt à douter. Je possède, donc je suis.
Un professeur farouchement opposé à ce que les étudiants participent à la désignation des maîtres peut croire sincèrement qu'il s'agit d'une mauvaise méthode. Mais s'il était certain d'être parmi les élus, son opposition en serait peut-être ébranlée. C'est sa propre remise en question qui le terrorise. La morgue, l'assurance affichée camouflent si souvent l'insécurité profonde, la peur panique d'être rejeté, non aimé...
Il faudrait étudier plus à fond les mécanismes et les causes de la peur et de l'agressivité qu'elle déclenche : on lui découvrirait peut-être, dans bien des cas, des racines névrotiques, sans rapport avec les craintes raisonnables que des transformations sociales peuvent inspirer.
Si l'existence même de la contestation est, pour certains, intolérable, c'est parce que l'on ne conteste pas qui l'on aime. Et à la fin, de quoi d'autre les hommes ont-ils vraiment besoin, si ce n'est d'être aimés ?
Pour toutes ces raisons accumulées, et pour d'autres encore, les « contestés » sont aujourd'hui malheureux, donc méchants.
Pour rétablir, au moins sur le plan des relations, humaines, l'indispensable équilibre mobile, il serait urgent qu'à ceux dont les dirigeants attendent d'être sinon aimés, du moins élus, confirmés dans leur fonction et leur autorité, ils accordent en contrepartie ce qu'ils leur ont obstinément refusé : de la considération.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express