Le style du Président

Le régime présidentiel dans lequel nous sommes crée un style, par mimétisme.
LE STYLE DU PRESIDENT

FRANÇOISE GIROUD

Quand les rois de France changeaient de numéro, les fauteuils changeaient de pieds, le ventre des commodes et celui des dames changeaient de place, les seigneurs changeaient de perruques, un nouveau style se créait, dont les signes extérieurs nous sont encore si familiers que nous pouvons dire : « Voilà une bergère Louis XV, une table Charles X, une robe Empire. »
Aujourd'hui, l'impulsion ne vient pas, dans ce domaine, de la Cour ou de ce qui en tient lieu. Personne ne donne le ton, n'impose un modèle auquel se référer pour manifester que l'on appartient à la société d'en haut, celle qui circule dans les allées du pouvoir.
Cette société a d'ailleurs un double visage. Celui, officiel, à usage national, où les dames portent jupe et chapeau, inscrivent leurs enfants dans des institutions privées et organisent des galas de bienfaisance ; où les messieurs prennent vacances avec leur épouse en rejoignant, dans leur province natale, la maison familiale. Et celui, parisien, à usage privé, où les choses se passent un peu autrement.
Aussi n'y a-t-il plus à proprement parler une « haute société » bourgeoise, avec ses rites, ses tics, ses mœurs, à imiter ou à moquer, à respecter ou à enfreindre. Mais une façade truquée qui se désagrège chaque jour davantage. Et, derrière, des clans, chacun élaborant son code, à la suite de son ou de ses chefs de clan.
Ces apparences ne doivent pas dissimuler qu'un régime présidentiel — celui où nous sommes — crée un style qu'adoptent, par osmose sans doute plus que par volonté délibérée, les hommes en situation d'autorité. Ce fut éclatant sous le règne du général de Gaulle, surtout dans les dernières années.
Que vit-on ? Des chefs d'entreprise se mettre à parler de leur affaire comme le chef de l'Etat parlait de la France. Si belle, et dont il était si douloureux de la laisser manipuler par des incapables.
Aussi longtemps qu'ils seraient là pour la tenir droite, les choses, certes, iraient leur train. Mais souverains mélancoliques de leur petit empire, que d'ingratitude ils rencontraient !
Au cercle étroit de leurs collaborateurs intimes, ils confiaient parfois, en phrases sibyllines, que le gouvernement des hommes est une tâche noble mais combien épuisante. Et sans récompense aucune, car à la fin, mon cher ami, pourquoi croyez-vous que je me bats ? Pour l'entreprise, c'est-à-dire pour eux. L'argent, je n'en ai que faire...
Le chef de l'Etat avait fait savoir à ses ministres qu'ils ne sauraient, en été, abandonner, pour plus de cinq ou six jours d'affilée, la conduite des Affaires pour l'inconduite des vacances. Les P.d.g. de haut vol, qui se morfondent loin de leur bureau, commencèrent à réunir, à hauteur du 15 août, des conférences d'information... Organisèrent des séminaires de direction... Que penseriez-vous du week-end de la Pentecôte ? C'est un bon moment... Fixèrent au samedi, en fin d'après-midi, le rendez-vous personnel que demandait un collaborateur... Je serai à la campagne, venez, ça vous fera du bien.
Il y aurait une thèse à écrire sur la candeur du P.d.g. — ou faut-il parler de son sadisme ? — toujours prêt à croire qu'aucun plaisir ne saurait être plus vif que de pénétrer pour une heure dans le lieu saint de sa résidence secondaire.
Autour d'eux s'établissait un protocole subtil, chacun ayant sa conception de l'usage du téléphone, de l'interphone, du mégaphone, du phonophone, le mieux indiqué pour affirmer sa spécificité de patron.
Fallait-il recruter pour un poste important ? Les candidatures étaient examinées d'un œil désabusé. Ils se valent tous. Des médiocres à la fin. Ces gens-là n'ont plus de véritable ambition, ils n'ont plus que des besoins.
Certains prirent l'habitude de ne se déplacer qu'en hélicoptère, accompagnés d'un aide de camp, c'est-à-dire d'une ou d'un secrétaire.
En ville, s'ils n'en étaient pas à se faire escorter par des motards, ils n'auraient pas trouvé anormal que le préfet de police en mît quelques-uns à leur disposition, et qu'en tout cas leur DS 21 fût munie d'un avertisseur spécial dégageant devant eux la circulation.
Une série de roitelets, suscitant dans leur propre entreprise la naissance de sous-roitelets saisis par l'esprit d'imitation, imbibés du sentiment de leur unicité, convaincus de leur rôle historique dans l'industrie des tuyaux de poêle ou du fil à couper le beurre, méditant volontiers sur la solitude du chef, se mirent à développer un style de commandement, en même temps qu'une sorte de hauteur pour s'adresser les uns aux autres, comme il convient de puissance à puissance.
Toutes choses qui recelaient une grande force comique pour les observateurs.
Il arrivait que l'un d'eux fût reçu à l'Elysée, et alors, pendant quelques jours, le récit n'en finissait pas de ce qu'il avait dit. Lui, le visiteur. Car il va de soi que, tel l'illustre modèle, ils ne s'étaient pas plus laissés impressionner par M. de Gaulle que M. de Gaulle par M. Nixon.
Qu'ils fussent ou non favorables à la politique poursuivie, ce n'était pas la question. Ils n'étaient pas gaullistes, en tout cas pas toujours. Ils étaient, à leur insu, devenus gaulliens.
La crise de mai 68 fit craquer quelques souverainetés. Elles furent, dès juillet, rétablies, tandis que, ici et là, on procédait aussi à des changements de Premier ministre.
Le mimétisme à l'égard de l'homme le plus puissant d'un pays, on l'a vu, aux Etats-Unis, jouer dans le sillage de John Kennedy, à Cuba dans celui de Fidel Castro. Il est possiblement inséparable du régime présidentiel, surtout lorsque la magistrature s'allonge sur sept ans.
Moins impérieux que la mode vestimentaire, moins superficiel aussi, plus insidieux, il atteint lentement un petit nombre d'hommes, puis se propage, à travers eux, parmi leurs subordonnés, jusqu'à colorer peu à peu tous les rapports de dirigeants à dirigés. Ainsi, il pénètre profond, bien au-delà des affaires publiques.
Il ne sera pas indifférent de voir quel style le nouveau président de la République imprimera à un septennat qu'il n'aurait pas eu l'occasion d'engager si les dirigés ne s'étaient pas, l'an dernier, tout soudain révoltés.

F. G.

Mardi, octobre 29, 2013
L’Express