Contre l'intolérable, celui d'hier, celui d'aujourd'hui, le dialogue de deux femmes, Lucie Aubrac et Carole Bouquet
Il faut rendre hommage à LCI: grâce à sa formule - des entretiens à deux voix, longs de quarante minutes -, on a pu entendre, posément exposés, des avis opposés sur le désormais fameux Appel. Tout ce que l'on reproche à juste titre à la télévision, la précipitation, la superficialité, en était absent. Du moins fut-ce le cas pour Alain Finkielkraut et Serge July interrogés par Guillaume Durand, mais le secrétaire général adjoint du RPR put aussi faire valoir ses arguments dans un autre entretien. D'autres émissions sur le même thème m'ont paru moins heureuses, mais je n'ai pas tout vu. En tout cas, il est clair qu'on ne fait pas un bon travail de réflexion en réunissant trop de monde sur un plateau, chacun arrachant la parole à l'autre. Réfléchir... C'est ce à quoi on souhaiterait que le public ait été conduit par l'extraordinaire document présenté par «Envoyé spécial» sur les paroles de Jean-Marie Le Pen. Ses propres paroles. Par exemple ce qu'elles recouvrent de mensonges sur son ?il perdu ou sur l'ampleur de ses héritages. Mais le plus intéressant fut le décorticage de ses «petites phrases», sa technique, l'idéologie dont elles procèdent, les peurs qu'elles exploitent. Peurs séculaires, que la France a déjà connues, de l'étranger, l'Italien, le Polonais, toujours sales et voleurs d'emploi, de l'invasion, nouvelle version du péril jaune, du complot juif mondialiste, qui affolent les braves gens en quête de bouc émissaire à leurs difficultés. On sait qu'il a reproché à l'équipe de France de football, composée selon lui d'étrangers, d'écorcher «la Marseillaise». Mensonge. Des images ont montré qu'ils ne la chantent pas du tout. N'importe. Le Pen l'a dit, et chacun le croit qui veut le croire. Le document tout entier était éloquent. Le Pen au scalpel. Un travail de salubrité publique. Parce qu'il était superbement doué, parce qu'il savait tout faire, parce qu'il entra, pétaradant, sur le territoire des cinéastes d'avant-guerre, Jean Cocteau fut le plus contesté, le plus vilipendé, le plus sous-estimé des créateurs. Aujourd'hui, Jean-Luc Godard le range parmi les quatre écrivains qui ont donné un son neuf au cinéma, avec Pagnol, Guitry, Duras. Et il a cette jolie formule : «Il faisait des figures libres dans des figures imposées.» C'était l'autre semaine, dans un documentaire très riche sur le poète cinéaste qui disait : «Il est fou de s'exposer inutilement.» Il s'est beaucoup exposé, trop sans doute. Il a beaucoup payé. Au-delà de sa caricature, son œuvre demeure (Arte). Peut-on parler de philosophie à la télévision? «Grain de philo» en a l'ambition. Mais, philosophes en rond, discutant autour d'un thème, puis série de rubriques, l'émission n'a pas trouvé sa forme. Néanmoins le débat ? qu'est-ce qui distingue l'homme de l'animal? ? fut assez fécond. On agita beaucoup d'idées, on cita Descartes, on cita Rousseau : «Certains animaux sont plus intelligents que les hommes, plus sensibles. Mais ils sont programmés par l'instinct dont ils ne peuvent pas s'écarter.» Chez l'homme, la volonté parle. Qu'est-ce qui fait la différence morale entre l'homme et l'animal? C'est que l'homme a une petite distance par rapport à la nature, etc. On discuta du point de savoir s'il faut accorder à l'animal des droits. Ça ne veut rien dire, remarqua Luc Ferry. Il faut respecter l'animal. Ne pas le faire souffrir inutilement serait déjà révolutionnaire. On passa ensuite à une société de philosophie comme il y en a plusieurs en France, de plus en plus fréquentées. Pour-quoi? «Parce que chacun y trouve de quoi conférer du sens à son vécu», dit le directeur. Confé-rons, conférons... Après tout, si la philosophie fait du bien par où elle passe, pourquoi s'en priverait-on? «Lucie Aubrac»: un brave film bien honnête qui ne restera pas dans les annales du cinéma français. Mais celle qui lui donne son nom est à elle seule exemplaire des femmes de la Résistance française, glorieuses ou obscures, si courageuses... Elle est âgée maintenant, mais, comme on l'a vu à «7 sur 7», elle a gardé quelque chose de tendu, de vibrant, de généreux. Carole Bouquet, qui a su ternir sa beauté pour lui prêter dans le film son visage, lui donnait la réplique. Passait entre les deux femmes le souffle de leur révolte toujours vive contre l'intolérable. Celui d'hier, celui d'aujourd'hui. F. G.
Jeudi, février 27, 1997
Le Nouvel Observateur