L'opération Laos, exemple de solidarité humaine étonnant par la rapidité de son développement. FG tente d'expliquer l'origine de ce phénomène et met en lumière les différentes étapes stratégiques des commanditaires de ce vaste appel aux dons.
Pourquoi les Laotiens sont-ils devenus soudain si chers au cœur de la population française qu'elle a donné, en quelques heures, plus de 7 Millions de Francs pour en nourrir quelques-uns pendant quelques jours ?... Troublant mystère.
A 8 heures du soir, l'autre vendredi, personne, en France, ne se souciait du Laos. A 10 heures, les portes des mairies étaient enfoncées par d'impérieux porteurs de dons, prêts à employer la force pour que, toutes affaires cessantes, leur obole transformée en riz parvienne à Bangkok.
Entretemps, nul tremblement de terre ; pas la moindre inondation ; aucune de ces grandes catastrophes propres à éveiller la solidarité humaine avec les victimes affligées. Entretemps, rien qu'un homme habile, M. Pierre Bellemare, frémissement dans la paupière, vibrato dans la voix, un peu, pas trop, surgissant sur le petit écran pour dire aux spectateurs de l'émission « Panorama » : « Français, le Laos a besoin de vous. »
Et d'enlever ses pantoufles, d'enfiler un manteau, de sortir dans la nuit et de s'en aller, à pied ou en voiture, seul ou en famille, jusqu'à la mairie voisine, pour porter ses 2 Francs, parfois bien davantage, au Comité français pour la lutte contre la faim.
Ce n'étaient pas les mêmes qui, la semaine précédente, avaient spéculé sur l'or. Ou bien étaient-ce les mêmes ? Sait-on jamais... L'homme est une machine complexe. Méfiant, méchant, dangereux quand il a peur et se croit
menacé, voilà le même confiant, bon, généreux dès qu'il se croit utile, admiré ou aimé. C'est tout l'art des entrepreneurs en opérations charitables que de nous donner une image de nous-mêmes dans laquelle nous sommes satisfaits de nous reconnaître.
Cet art fut poussé, à l'occasion de l'opération Laos, au plus haut point. D'où, peut-être, le subtil sentiment de malaise qui s'en dégage, en dépit de son aspect positif. Ne pourrait-on pas, de la même manière, nous vendre n'importe quoi à condition de disposer de la télévision et, surtout, de savoir s'en servir ? Rarement notre part de liberté est apparue plus faible qu'en cette soirée où il nous fallait soit obéir aux injonctions que l'on nous adressait, soit se sentir étranger à la communauté des hommes, et comme puni de faire la mauvaise tête.
La cause était bonne ? Certes. Mais aucune des organisations qui collectent des fonds pour le Vietnam et que patronnent parfois des noms prestigieux, n'a réussi à réunir des sommes substantielles, malgré une sensibilisation quotidienne de l'opinion publique à la tragédie vietnamienne. La cause, donc, ne suffit pas. C'est le vieil esprit de charité qui est toujours prêt à s'éveiller en pays chrétien, non l'esprit de coopération avec un égal en difficulté.
L'absence de coloration politique a-t-elle rassuré ? Sans doute. Comme la caution officielle. On ne conçoit pas que les employés de mairie ou les gendarmes escamotent des enveloppes. Chacun sentait ses 2 Francs sous bonne garde.
L'affaire, enfin, mise au point par Pierre Bellemare à la demande de M. Maurice Schumann et de la comtesse d'Harcourt, qui animent le Comité contre la faim, fut conduite selon les meilleures recettes techniques du « viol des foules » :
1° intriguer par l'annonce répétée d'une surprise ;
2° frapper simultanément la plus vaste audience possible ; 3° fixer un chiffre, et un chiffre modeste, à la participation demandée. Qui eût osé limiter à 2 Francs sa propre contribution si la suggestion n'en avait été faite ? Or plus la somme demandée est faible, plus les petites bourses sont nombreuses à pouvoir la fournir. Et chacun sait qu'en règle générale, l'indifférence au malheur des autres croît en fonction des moyens que l'on aurait de le soulager;
4° communiquer une notion d'urgence. A entendre Pierre Bellemare, il semblait que tout cet argent mué en riz n'eût servi qu'à nourrir les requins de l'océan Indien s'il n'avait atteint Bangkok dans un délai précis ;
5° limiter l'action sollicitée dans le temps. Rien ne se dissipe plus vite qu'une émotion née de la télévision. A exploiter sur-le-champ ;
6° offrir enfin — et c'était peut-être le plus important — la possibilité de participer directement, physiquement, à une action collective. Presque à une cérémonie.
Dans le monde des villes, le nôtre, où la place du village a disparu, on ne communie même plus dans le ragot. On connaît à peine ses voisins. L'univers se réduit à la cellule de travail et à la cellule familiale la plus étroite. La solitude de l'homme des villes est effrayante.
Par la fenêtre de la télévision, il découvre le monde. Mais en qualité de spectateur. Ce monde, il n'a pas l'impression de participer à son mouvement ni d'en être responsable. Il est devant. Il n'est pas dedans. Il est le témoin passif, non l'acteur en prise avec la multiple splendeur-horreur de la terre des hommes. La télévision hypnotise plus qu'elle ne mobilise. Elle éveille la curiosité, le goût de la connaissance. Elle ne vous arrache pas à votre fauteuil, au contraire. Elle vous y cloue comme l'infirme au balcon.
Or voilà qu'elle invitait soudain non pas à regarder, mais à faire. Et à faire en commun, à rejoindre un cortège, à donner sa peine, à communiquer dans le plaisir d'agir au lieu d'être agis par les « ils », les « on », les gouvernants, les présidents, les puissants, les autres.
C'était l'occasion de rompre à la fois avec l'isolement, le sentiment d'impuissance, et notre culpabilité de nantis, diffuse mais profonde. L'addition était irrésistible.
Si le problème de la faim pouvait être résolu par des dons, son règlement par le truchement de la télévision serait en vue. Les choses sont, malheureusement, un peu plus compliquées.
Les hommes des pays développés ont si bien perdu toute mémoire des temps où la sous-alimentation sévissait chez eux, qu'ils en oublient de faire le lien entre l'industrialisation et la victoire sur la faim. A quoi bon la première, cependant, si nous ne savons pas, maintenant, la répandre jusqu'à ce qu'elle gagne, partout, la seconde ?
C'est l'objectif le plus important que les pays riches puissent se fixer. Il sera, hélas ! aussi difficile de l'atteindre que de faire son salut pour 2 Francs. Mais dans cette voie — celle du salut — il ne faut décourager personne. On peut chercher le sien même dans un plat de riz.
Mardi, octobre 29, 2013
L’Express
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